Virginie, Hegel et Coppola
Virginie a bien sûr raison dans un de ses derniers commentaires à propos de mes écrits ! Qu’arrive bien vite le moment où j’arrête d’écrire sur Fanny. Et même pour elle. Tout le monde n’attend que cela : qu’elle se réveille. Et qu’elle entame la troisième phase de son accident, celle qui la fasse renaître, s’ouvrir à nouveau à ses amis, ses proches, ses parents.
Il lui faudra du courage, beaucoup de courage, pour reprendre le chemin de la parole, des souvenirs, des mouvements. Mais dès ce moment-là, l’impudeur des informations actuelles cessera. Nous n’aurons plus besoin de connaître les bobos, les médocs, les difficultés. Cette étape, elle ne l’effectuera qu’avec son vrai cercle et les toubibs, et ce sera bien assez.
Il lui faudra aussi accuser le coup. L’après-coup du coup d’abord. Le choc de réaliser ce par quoi elle est passée. Wouf, ça n’est pas rien. Ses grands yeux interrogateurs qui commencent à s’ouvrir sur ses parents, Andy et Manon, et sur toutes ces personnes en blanc qui l’entourent, recevront des réponses qui la bousculeront. Mais elle devra aussi faire face à cet afflux aussi soudain que considérable de supporters. Pas facile de devenir une star, Fanny !
Ce sera alors le signal du retour à l’intimité, dont une toute grande majorité des milliers de personnes qui fréquentent son groupe sera naturellement exclue. Et ce ne sera que normal. Souhaitable. Nous ne serons pas des voyeurs !
Comme je l’écrivais dans « Le petit peuple de Fanny », « quand le capitaine t’aura autorisée à rejoindre le quai, fêtée par tes proches, nous on s’en ira. Sur la pointe des pieds, heureux, tout simplement heureux. Et on retrouvera nos activités normales, nos lacets défaits et nos lavabos encrassés. »
Vous ai-je déjà parlé d’Hegel ? Ce grand philosophe allemand a déterminé trois « moments » de la vie. Il y a « l’Universel », qui représente la loi, les règles, les grandes structures de la société, auxquelles il est difficile de déroger. Le travail, le couple, l’argent, la famille, etc. Le deuxième moment d’Hegel est le « Particulier ». C’est-à-dire notre être intrinsèque. Différent d’une personne à l’autre. Ce sont nos valeurs et notre personnalité, forgées par l’éducation, la religion, l’acquis, l’inné aussi. Individuellement, on n’a de prise sur aucun des deux.
En revanche, nous pouvons forger le troisième moment, le « Singulier ». C’est la synthèse entre les deux : ou comment vivre en société (l’Universel) sans se nier soi-même (le Particulier).
Le Singulier est une construction, une magnifique construction. Parfois il faut toute une vie pour le construire. Parfois même on n’y arrive pas. Certaines personnes laissent l’Universel prédominer largement. Ce sont les moutons. D’autres ne voient dans l’Universel que quelque chose de répulsif, à rejeter à 100%. Ce sont les marginaux, voire les anars.
Nous tous avons un Singulier à construire. Et c’est dans le Singulier que l’on perçoit la véritable intelligence humaine. Une intelligence qui m’émeut.
Ce Singulier, je fais le pari que toutes ces personnes qui se mobilisent autour de Fanny l’ont boosté ces derniers temps. Car le Singulier, c’est aussi la maturité, la matière grise qui se densifie. Les épreuves, ça fait grandir, on leur doit au moins ça. Lisez Jérôme qui, de son propre aveu, répugnait à écrire. Il est devenu quasi un romancier. Observez l’évolution d’Andy, ce teenager amené si vite dans un regard grave d’adulte…
Hegel est là pour nous aider à nous faire une place dans la société.
Lorsque Fanny se réveillera, il lui faudra réapprendre beaucoup de choses. Remettre de l’ordre dans ses bouleversements. Gageons que la maturité grandie de tous ses proches l’y aidera. Mais à nous, grande majorité du groupe, ce ne sera plus le job. Simplement, on partira sur la pointe des pieds, redevables à Fanny d’une partie de notre Singulier.
Beaucoup d’entre vous connaissent Christian L, être aussi adorable que fantasque qui hante les rues tournaisiennes en vous accostant de ses périphrases savamment tournées et bourrées de considérations philosophico-sportives et qui clôture chacune de ses rencontres par un Bonne vie ! tonitruant et rigolard. Christian est mon ami. C’est même le parrain de ma fille. Un jour, il y a très longtemps, je l’ai emmené à Cannes en plein festival. A peine arrivé, sur une terrasse pas loin de la Croisette, il s’extasiait. Il n’en revenait pas : il était au Festival de Cannes ! Et il rigolait, rigolait. Je lui demandai alors s’il reconnaissait le gars qui était à la table à côté de nous. Coppola. Francis Ford himself ! Son Dieu, son pape, son modèle ! Mais Pierrot, me dit-il de sa lippe rieuse, Apocalypse Now, c’est mon film préféré !
Alors il se leva et se présenta au grand homme, qui était, à cette heure-là, passablement bourré. Trop en tout cas pour saisir les considérations philosophico-tournaisiennes de mon ami le peu anglophone Christian. Délires d’incompréhension dont Christian comprit assez vite qu’il était temps de mettre fin. Alors il se fendit d’un grand Good life my friend ! sur cette terrasse qui en avait vu d’autres.
Et donc nous aussi, Virginie, lorsque le capitaine aura autorisé Fanny à rejoindre le quai et qu’on se retirera sur la pointe des pieds, on se fendra tous d’un formidable Good life, Fanny !
par Pierre Guilbert, mardi 7 février 2012, 18:15