Quand l'essentiel

10/02/2012 06:55

Imaginez deux pères attablés. Dans un bistrot resto ou resto bistrot. Le Corto, pour ne pas le citer. Vous connaissez ? C’est un peu le Psylo de Boitsfort importé sur les quais de l’Escaut à Tournai. Beaucoup de monde s’y connaît. Les habitués comme les moins habitués.

Au fond du Corto, près d’une fenêtre un peu occultée, une petite table à l’écart. Des deux côtés, deux papas. Deux pères au quai. Au milieu de la table trône un Malbec, délicieux vin argentin. L’un des deux a mis entre parenthèses, pour un soir seulement, son février non alcoolisé. L’autre a mis toute sa vie entre parenthèses. Pour pas mal de temps encore. A côté du Malbec et dans nos têtes, Fanny, toute Fanny.

 

Jérôme me raconte. Comment ça s’est passé. Comment il a su. Comment Claude a su. La première nuit d’angoisse à l’hôpital. La cinquantaine de 24 heures d’angoisse qui ont suivi. Celles qui vont suivre. Les rapports avec les toubibs, les infirmiers. Les heures qui passent si lentement dans la salle d’attente. L’apprentissage difficile du parler fort et du caresser fort avec Fanny. Le réveillon de Noël. Celui du Nouvel An, sans fêtards ni farandoles, sans pétards ni alcool. Dans la pièce à côté. On est là, Fanny, ne t’en fais pas. Combien de fois ont-ils appris à prononcer cette phrase ? D’abord doucement, comme on parle pour ne pas réveiller un malade. Et ensuite plus nettement, comme on vous le conseille pour justement le réveiller.

 

Ah Mesdames qui nous lisez, vous ne savez pas ce que c’est que deux hommes qui se parlent dans la tiédeur d’un bistrot ! Vous, le féminisme vous a invitées à revendiquer ces « soirées entre nanas », où vous vous dites tout. Parce qu’il y a un côté libérateur dans vos soirées entre nanas. Mais nous, les mecs ? Peut-on encore valoriser des soirées entre mecs sans tomber dans les travers d’un machisme heureusement mis à mal ? Peut-on passer du temps entre mecs à causer de chose de mecs ? Et peut-on s’en vanter sans être soupçonnés de conservatisme réactionnaire coupable avéré ?

Et pourtant. J’avais devant moi un papa déboussolé. Fort et faible à la fois. Les yeux pétillants d’amour total et de tristesse infinie. Nous nous parlions, nous écoutions, nous comprenions.

 

Et moi j’ai compris plusieurs choses.

 

Qu’on était partis tous ensemble pour une longue, très longue aventure. Fanny, mes amis, il faut le savoir : Fanny en a encore pour longtemps dans cette incertitude. On n’en est pas encore sortis de l’auberge du malheur. Des nuits et des nuits sont encore nécessaires pour tranquilliser les inquiétudes. Claude et Jérôme se savent encore soumis à des mois d’angoisse. A nous d’être forts derrière eux. Et de répondre présents à chacune des dizaines de milliers de minutes qui nous séparent encore de la délivrance. Comptons-les ces minutes. Elles sont nombreuses, mais on en viendra à bout un jour.

 

J’ai compris aussi que la parole avait quelque chose de salvateur. Ça fait du bien ! Le Malbec et le fromage du Corto accompagnaient dignement ces simples évocations parfois chargées d’humidité au fond des yeux. On nous écoute à côté ? On s’en fout ! Dans cette grande salle du Corto, peuplée d’amis connus et inconnus, comme l’est ce groupe de soutien à Fanny, on peut tout dire. Tout se dire. On sait que l’autre écoute, approuve, comprend. Normal : l’empathie rime avec sympathie. On pouvait même rire. Malgré l’horreur de l’heure grave. Parce que ces rires, on le savait, n’avaient rien de futile. Que du contraire.

 

J’ai compris enfin, et peut-être pour la première fois de ma vie, que deux hommes qui se parlent, ça peut être beau. Beau et vrai. Rien de machiste, que du contraire. Un dialogue qui ne porte que sur l’essentiel que l’on veut transmettre, qui doit nous survivre. Nos enfants. Fanny.

 

par Pierre Guilbert, vendredi 10 février 2012, 00:22