Plume d’ange
Tout le monde a vu ce genre de film. La tempête fait rage. Le bateau est bousculé, coquille de noix dans un tumulte tourbillonnant qui prend l’eau de toutes parts. Les voiles s’emballent, claquent, cognent. Le bois, lui, craque. De partout. Dans un grand fracas, le mât se casse, emmenant dans sa chute le grand foc qui s’entortille autour de caisses qui passent par dessus bord. Le ciel se zèbre d’éclairs, de coups de tonnerre. On a peur pour les passagers, et bientôt on perd de vue le pauvre et frêle esquif malmené, qui disparaît dans un fondu au noir qui écrase les spectateurs dans leurs fauteuils rembourrés, effrayés par les rafales de vent surrounded qui hantent la salle de cinéma.
L’image qui suit est celle d’une mer d’huile. Clapotis clapotant, le producteur a décrété que l’ardoise était suffisante. Basta, il en a marre des dépassements de budget. Les tempêtes, ça impressionne, mais ça coûte cher. Le spectateur souffle, encore frigorifié de ce qu’il a vu. De soulagement, il replonge la main dans l’immense paquet de pop corns. Sa voisine se ronge les ongles, que dire les doigts. Elle ne s’en remet pas. Elle pense à la petite fille si mignonne qui se trouvait à bord. Son regard terrifié était apparu sur tout l’écran. Une image presque subliminale qui restera gravée dans son esprit. Alors que maintenant le doux ressac incessant fait mourir les vagues sur un sable impeccablement blanc et fin, là où un petit monticule dresse la frontière entre le sable mouillé et celui qui est chauffé depuis des siècles sur cette plage que tout spectateur averti prend pour déserte. Dans un mouvement de l’eau qu’un panoramique filme habilement, une main apparaît. Et derrière la main, un bras, et hop tout un corps qui s’échoue sur le petit promontoire de sable chauffé, à la limite de l’estran. Le corps inerte s’y niche, lovant le sable de son poids. C’est la petite fille ! se dit la voisine en intimant à son voisin l’ordre d’arrêter avec ces horribles pop corns. La petite fille qui ne bouge pas. Son jean et son t-shirt, trempés, sont remplis de sable. Ses cheveux, emmêlés, aussi. Deux ou trois fois, la mer essaie de la reprendre. Mais la petite tient bon. Toute inconsciente qu’elle soit, on dirait qu’elle ne veut plus bouger de là. Elle a accosté, elle y reste ! Et en effet, les vagues se font vaguelettes, et abandonnent la rescapée à la chaleur d’un soleil réparateur.
Le générique de fin surprend tout le monde. Ces noms qui montent lentement, acteurs, réalisateur, preneur de son, chauffeurs, perchmen, etc, ne répondent pas à la question des spectateurs : Et ?...
Ah ces réalisateurs modernes qui raffolent brouiller les pistes !... Mais qu’en est-il de cette gamine ? Vit-elle ? Et pourra-t-elle survivre sur cette île déserte ? Se peut-il qu’il n’y ait pas de happy end ? Tout le monde est frustré. La voisine regarde ses ongles, pendant que son voisin termine un à un ses pop corns. Personne ne sort de la salle, espérant qu’en fin de générique un texte donnera une explication. Ou alors est-ce le producteur qui a prévu une suite, sait-on jamais.
De l’autre côté de l’écran, ou du miroir, loin, visiblement très loin, la petite fille est seule sur la plage. Plus de caméra, plus de techniciens, plus de spectateurs. C’est dommage. Parce que ces derniers auraient pu voir une faible respiration donner une réponse claire à la question qu’ils se posaient. Elle vit ! Ils auraient pu aussi assister à ce phénomène étrange : une multitude de fourmis sortant de l’orée du bois pour se diriger vers la gamine. Pas à pas, toutes leurs pattes semblent décidées. Hardies ! La reine mène la colonie, mais toutes semblent connaître parfaitement les consignes. Comme si elles faisaient cela depuis des siècles. Arrivées à hauteur de la fille, elles s’éparpillent. Sur les jambes, les bras, le ventre, les cheveux, le visage même. Chacune son centimètre carré. Toutes, patiemment et doucement, prennent les grains de sable, un grain à la fois, pour aller le déposer sur la plage, à deux mètres de la gamine.
Au-dessus, quatre libellules surveillent les travaux. Et, avec leurs ailes et leur queue, indiquent les grains de sable oubliés. Et aussitôt, une ouvrière s’active.
Vingt minutes plus tard, la fille est métamorphosée. Le soleil a séché ses vêtements, et ceux-ci sont maintenant d’une propreté impeccable de jeune communiante. Plus un grain de sable ne la gêne. Même les cils ont été lissés. Tandis que des abeilles, admirant le travail, prennent leur envol pour rejoindre leur essaim, des coccinelles commencent à s’activer sur les cheveux. Ensemble, elles forment un grand peigne rouge tacheté de noir qui, du haut vers le bas, coiffe la jeune fille, cheveu par cheveu. Elles aiment faire cela, les coccinelles, ça se voit. Comme si elles se laissaient glisser sur une liane ou un toboggan.
Des colibris apportent un brin de muguet, qu’ils déposent dans la chevelure refaite, comme une cerise sur un gâteau.
La respiration de la fille est plus nette. Et calme. Elle dort. Un sourire s’esquisse sur son beau visage. De joie, les colibris se congratulent en deux ou trois loopings.
Un cortège de ouistitis sort du bois. Le premier d’entre eux cogne deux coquilles de noix de coco, pour donner le rythme. Derrière lui, marchant au pas, trois de ses confrères portent fièrement leurs présents : une coquille remplie d’eau douce, des bananes, des oranges, du raisin et une magnifique mangue juteuse à souhait. Au-dessus, des perruches de toutes les couleurs transportent une grande feuille de bananier dégoulinante d’un miel de tournesol aux arômes envoutants.
Venant du bout de la plage, deux mouettes rieuses leur recommandent d’accélérer. Le premier ouistiti cogne plus rapidement. Et tous se dépêchent. Singe et perruches déposent les victuailles à l’ombre du tas de sable qui avait été formé par les fourmis.
Avant de disparaître en courant, ils observent la fille. Voyant son sourire, les ouistitis ne peuvent s’empêcher d’applaudir tandis que les perruches virevoltent dans tous les sens. Mais les mouettes les poussent à partir, effaçant les traces de pas des singes à grands coups d’ailes.
La jeune fille est maintenant seule. Propre et souriante. Prête comme une communiante. Et toujours endormie.
Au loin, on perçoit un air de flûte. C’est un petit garçon, tout au bout de la plage, comme venant de nulle part. Tout nu. Il marche sur le sable chaud, brûlant même, mais ça ne semble pas le gêner. Il avance comme en lévitation, tout doucement. Et ses pieds ne laissent aucune trace sur le sable. Arrivé près de la fille, il s’assoit, et continue à jouer de sa flûte, un instrument rudimentaire, quelques trous dans une tige de bois, mais qui diffuse une mélodie ravissante. Divine. La musique de la Flûte enchantée, de Mozart. De temps en temps, il asperge d’un peu d’eau le front et le visage de la fille. Elle semble d’une tranquillité absolue. Une sérénité totale. La musique s’élève dans les airs, faisant danser les colibris qui pépient en cadence. Ils ont de la chance, les colibris. Ils peuvent rester pour faire fuir les mouches. On dirait qu’ils rient. Comme les ouistitis d’ailleurs, qui, cachés derrière la première rangée de feuillus, observent la scène en se tenant la main.
L’enfant ne se lasse pas de jouer. Des heures et des jours s’il le faut. Un ouistiti apporte régulièrement de l’eau fraîche. Et systématiquement les mouettes rieuses effacent ses traces.
Les lèvres de la fille se mettent à bouger. A-t-elle soif ? L’enfant lui fait couler tendrement de l’eau en lui chuchotant des mots doux. Tu es bien ici, tout va bien… Bois, repose-toi… Et il recommence à jouer de la flûte. Les yeux de la fille restent fermés, mais aux mouvements minuscules de son visage, on devine qu’elle ne dort plus.
- C’est toi, Andy ? demande-t-elle.
- Non, non, fait l’enfant. Andy t’attend, comme tous les autres. Mais ici, il n’y a personne. Que toi et moi. Et nos amis les colibris.
- Et mes parents ?
- Oh ils t’attendent aussi ! Avec une impatience que tu ne peux pas imaginer.
- Où suis-je alors ?
- Sur la plage du pays des merveilles.
Et il reprend son air de flûte. La fille ne bouge pas. Son visage est souriant.
- Et tu t’appelles comment ?
- On m’appelle le Petit Prince, mais ça n’a pas beaucoup d’importance. Et toi, tu sais comment tu t’appelles ?
- Ben oui : Fanny.
- Je suis là pour toi, Fanny. Pour t’aider à repasser de l’autre côté du miroir. Mais tu as tout ton temps. Pour l’instant, tu dois garder les yeux fermés. Parce que le soleil est puissant. Tu ne les ouvriras que lorsque tu seras prête. Mais alors je disparaîtrai. Et tu trouveras toi-même comment passer de l’autre côté. Pour rejoindre tous tes amis.
- Mais pourquoi suis-je ici ?
- Tu ne t’en souviens pas, mais tu as été obligée de quitter ton monde. Il y a un mois. Pour fuir sa violence, sa brutalité. C’était une question de survie. Ce sont des ambassadeurs du pays des merveilles qui t’ont amenée ici. A l’abri. Mais maintenant, ton vrai monde est plus beau. Tu as surtout plein d’amis pour te protéger. A commencer par ta maman et ton papa. Et bien sûr ton amoureux. Et tant d’autres que tu ne connais pas. Ils t’attendent tous. Mais ils ont appris à être patients. Ils sont confiants et te savent en sécurité ici. Prends ton temps du coup. Et reste calme.
La flûte reprend son enchantement. Et Fanny son sourire. Elle soulève une main, pour s’éponger le front. Le Petit Prince lui verse un peu d’eau, tandis qu’un colibri vient battre de ses ailes pour la rafraichir.
- Je peux ouvrir les yeux maintenant, Petit Prince ? Je crois que je suis prête…
- Attends encore quelques secondes, dit-il calmement en faisant signe aux mouettes. N’oublie pas, dès que tu ouvriras les yeux, je partirai. Tu ne me verras pas. Jamais. Mais je te souhaite bonne chance. Et plein d’amour.
Il se penche vers elle pour lui déposer un baiser sur le front. C’est à ce moment-là que Fanny ouvre les yeux. La lumière est violente, brutale. Mais une trentaine de mouettes font parasol avec leurs ailes. Fanny s’assoit en se frottant les yeux. Elle regarde autour d’elle, la mer, les bois, la plage. Il n’y a personne. A côté d’un monticule de sable, il y a de l’eau, du miel et des fruits. C’est tout. Mais à ses pieds, tombe lentement et en tourbillonnant une très grande plume. Elle lève les yeux au ciel et croit apercevoir une grande forme s’élever dans les airs. Un ange. Le Petit Prince serait un ange. Et la plume est donc une plume d’ange. Elle la prend dans la main, la sent. Ça lui chatouille le nez. Elle éternue ; et ça fait rire les mouettes rieuses.
Fanny se lève, un peu chancelante sur des jambes qui n’ont plus servi depuis un mois. Sa tête tourne, mais elle est heureuse de ressentir toutes ces sensations. Non, elle ne veut pas se rasseoir. Sa décision est prise : elle veut trouver la porte. Rejoindre Andy, Maman, Papa, et tous les autres. Elle fait deux pas vers l’est, dos au soleil. Et reste interloquée. Tracées sur le sable humide et à perte de vue, elle voit des milliers de lettres. Des milliers, voire des millions. Sur toute la plage, du plus loin qu’elle peut le voir, à l’est comme à l’ouest. Et ces lettres forment des mots qui, eux, forment des messages. En avançant, Fanny commence à les lire. Vas-y, petite Prunette, courage ! Quatre semaines que tu combats déjà. Allez, petite Fanny, réveille-toi. On t ‘aime. Tu nous manques !... Tous ces messages s’adressent à elle ! Ils ne sont que pour elle. Et là : Allez, ma chérie, on a parlé de toi au cours de géo. Petit cœur, tu dors et tu te bats. Allez, viens ! On t’a préparé plein de pots de Nutella ! On est plus de 3.000 maintenant !...
Fanny suit les messages. Pas à pas et en zigzag, de la mer au sable sec. Elle ne veut en rater aucun, les lit tous, en vitesse mais tous. Certains la font sourire, d’autres pleurer. Mais beaucoup l’interpellent. Qui sont ces gens ? Tant de personnes si émues, si tristes et optimistes en même temps, et dont elle n’a jamais entendu parler !... Elle tombe sur les messages réguliers de son papa, de sa maman. Elle commence à comprendre. Elle accélère. La porte est au bout des messages, elle le sent. Mais il y en a tant. Coucou, je pense foooort à toi. Oh, comique, ce Bonjour petite princesse, pour elle qui vient d’être réveillée par son nouvel ami le Petit Prince… Et maintenant Petit belle au bois dormant… Et qui est ce docteur Senna dont on parle si souvent ?
Pas à pas, centaines de mètres après centaines de mètres, Fanny réalise que derrière ces millions de signes tracés dans le sable, il y a des millions de gouttes de larmes qui ont perlé. Pour elle. Pour son papa, sa maman, son copain. Sa tante, Manon, ses amis. Elle remarque aussi que la mer a beau monter, les vagues n’effacent pas pour autant tous ces messages. Ils sont écrits à jamais, pour toujours. Les larmes qui les ont tracés étaient d’une encre sympathique, indélébile. Le langage de l’amour et de l’amitié, vraie et forte.
De mémoire de cinéphile, jamais un générique n’a été aussi long. C’est près de 4.000 noms qui défilent. Normal que le producteur ait décidé d’arrêter les frais à un certain moment !
La fatigue est là, c’est évident. Tant de pas précipités après un si long sommeil, c’est normal. Mais Fanny ne veut pas s’arrêter. La plage est belle, idyllique, mais hors de question d’y rester. Tous ces messages qui viennent d’un hiver humide sont plus beaux encore. La porte est au bout, elle va l’ouvrir. Ces derniers messages semblent encore plus optimistes. On l’attend, c’est sûr. Là encore, Allez Fanny, tu le peux ! ça la fait avancer, courir presque. Et tiens, ce petit monticule de sable, cette coquille de noix de coco remplie d’eau fraîche, cette mangue et cette feuille de bananier pleine de miel à l’odeur de tournesol… mais elle est déjà passée par là !... Et oui, là, ce sont ses propres pas, devant elle. Elle a donc fait le tour de l’île. Une île déserte remplie de messages d’amour, de soutien, d’encouragement. Tous les centimètres carrés ont été remplis de ces lettres, de ces cœurs, de ces dessins. Il ne reste plus une place. Ah si, là. Là justement où elle était couchée…
Alors, elle prend sa plume, sa plume d’ange. Et elle écrit son message, de sa plus belle calligraphie. De l’autre côté des feuillus, des singes, des fourmis, des abeilles, des colibris observent. Fanny, appliquée, la langue qui se promène entre les lèvres, ne les remarque pas. Dommage. Elle aurait vu que les animaux aussi peuvent pleurer. De joie.
Les spectateurs sont finalement récompensés de leur patience. Retour sur l’île après cet interminable générique. La caméra aérienne zoome avant sur la plage déserte. La petite fille n’est plus là. Mais on commence à percevoir une multitude de lettres tracées dans le sable. Des lettres, des mots, des messages, dirait-on. Le zoom s’arrête sur un seul message, juste à côté d’une grande feuille de bananier, mais une vaguelette le submerge. L’écume brouille le message. En se retirant, l’eau découvre la clé du mystère, la clé qui a ouvert la porte, le message de Fanny la battante. Je veux à nouveau croquer la vie à belles dents : j’arrive ! En fin de phrase, comme une signature : un brin de muguet blanc.
C’est pile poil au moment où la salle s’allumait sous les applaudissements du public que Fanny a ouvert les yeux dans sa chambre d’hôpital. Jérôme a scrupuleusement noté l’heure, les minutes, les secondes. Elle regarde autour d’elle. Maman, Papa, Andy. Et des hommes et des femmes en blanc qu’elle ne connaît pas mais qui ont tous la larme à l’œil. Elle sourit. Son sourire est franc. Et puis elle éclate de rire. Son regard s’est arrêté sur un pot de Nutella. Ça, il n’y en avait pas au pays des merveilles ! s’exclame-t-elle.
La suite de l’histoire, eh bien, elle reste à écrire. Mais de toute façon, elle redevient privée. La seule chose que l’on puisse dire, c’est que le toubib et tous les membres de l’équipe ont paniqué lorsque le fou rire de Fanny s’est transformé en éternuement. Fausse alerte heureusement : un trou dans l’oreiller avait laissé sortir une plume, qui chatouillait les narines de Fanny. Personne ne saura jamais que c’était une plume d’ange.
par Pierre Guilbert, samedi 21 janvier 2012, 09:10