Le petit peuple de Fanny
On a chacun nos petites habitudes et on n’est pas obligé de tout dire. Mais on sait qu’il est recommandé de se brosser les dents avant de se coucher. C’est aussi une des premières choses que l’on fait en se levant. Pour le reste, eh bien, chacun fait comme il veut bien sûr et on n’est pas obligé de tout étaler ici.
Depuis trois semaines, on peut observer que des gestes irrépressibles sont venus s’ajouter à nos habitudes quotidiennes : on se connecte. Non pas à Internet ou à Facebook. Mais à Fanny. Ou plutôt à ses parents. On veut les nouvelles. Du soir et du matin.
On ne peut pas se coucher sans savoir. Pas plus qu’on ne peut partir bosser sans le message de Claude.
Bien sûr, ces gestes, si nouveaux, ne se font pas comme les autres. Se nouer les lacets ou se pomponner d’eau de toilette se fait sans réfléchir, sans stress. On n’y pense plus. Moi, par exemple, vous voulez un petit détail intime ? Eh bien, je lave le lavabo tout en me brossant les dents… Ça consomme de l’eau, je sais, ça n’est pas très bien, mais c’est plus fort que moi.
Tandis que lorsqu’on se connecte sur Fanny, là, plus rien ne compte. On n’entend plus rien, on ne pense à rien d’autre, je m’en fous alors de la saleté éventuelle du lavabo ou de mes factures en retard. On se connecte à 300 %. Ou 3.000, ou 300.000 peu importe. Bref, on est connecté. Et on lit, voulant comprendre tout de suite, mais sans perdre un seul mot, une seule miette. Et alors, c’est recta, on sent que nos larmes montent, de peur ou de soulagement. La gorge se noue devant cette vie toujours présente, toujours, et cette vie, c’est ce qui compte. Douze heures de gagnées de plus. Nos yeux lancent leurs rayons ardents face à cet écran d’ordinateur qui nous connecte à d’autres, à des centaines et des centaines d’autres qui, au même moment, vivent exactement les mêmes émotions.
Ces derniers jours ont été turbulents. Les signaux de tempêtes inquiétants. On avait peur. Et on sentait qu’on n’était pas seul. Il se chuchote que les services de sismologie ont enregistré des secousses inédites mercredi soir. L’épicentre a été localisé sur les rives de l’Escaut à Tournai, mais les tremblements ont été ressentis loin, très loin, au Vietnam, en Afrique, au Canada, au Brésil, en Equateur. A Bruxelles, Liège, Lille, Paris, Tours. L’épicentre a ébranlé tant de cœurs. De mémoire de sismologue, ça ne s’est jamais vu. Ça a duré 24 heures. Depuis, les secousses ont diminué, mais les services restent en alerte.
Fanny dort. Du sommeil du juste. Petit fétu de paille, elle a été drôlement malmenée dans les bourrasques de ces derniers jours. Andy, Manon, Jérôme et Claude veillent sur elle, avec des trop-pleins d’amour qui bouleversent bien plus que tout son étage mobilisé vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Aux commandes, un toubib fortiche, un maestro qui brave les embruns avec une force de tonnerre de Brest. Dors, Fanny, prends ton temps. Si on a donné des signes d’impatience au départ, faut nous comprendre, c’était nouveau pour nous. Tant pour nous que pour toi d’ailleurs. Maintenant, on sait. On sait que ça prend du temps. Mais ce qui compte, c’est le calme, évitons les tempêtes. Ce qui compte, c’est le bout du tunnel.
Avec ton « pain total », tu rêves, Fanny au pays des merveilles. Et un jour, quand tu le sentiras, tu repasseras de l’autre côté du miroir.
Alors, oui, on se sent aujourd’hui en droit de penser concrètement – mais patiemment – à ce jour si joli où tes yeux s’ouvriront. Mais comment gérera-t-on cela ? Toi qui aimes tant être people, comme nous l’a avoué ta maman, comment vas-tu regarder ces milliers de personnes inconnues qui font la file derrière ta bande des quatre ? Devras-tu serrer tant de mains, embrasser tant de joues, te taper tant d’étreintes ?... Hé ! Fanny, ton king de toubib ne se sera pas esquinté à résorber ton œdème pour qu’alors tu te tapes la grosse tête !... Non, non, ne vous inquiétez pas, Fanny, Claude, Jérôme, Andy et Manon. On vous laissera tout seuls. On ne viendra pas acclamer notre petite reine sous son balcon. On ne se connectera pas tous les matins et tous les soirs pour avoir de ses nouvelles. Tu pourras manger autant de Nutella que tu veux, Fanny, sans que ton Jérôme de Papa ne doive nous en faire le relevé. Tu pourras aller sur Facebook plutôt que d’étudier ta géo, nous on s’en foutra. Andy et toi vous pourrez même vous engueuler de temps en temps, comme c’est dans la vraie vie, sans que des milliers de personnes ne viennent s’en inquiéter. Tu pourras avoir mal à la tête ou aux dents de temps en temps sans que des services de sismologie ne recommandant à nouveau le recours au penthotal, force 10 sur l’échelle des prières.
Le petit peuple de Fanny, 3.144 sujets à ce jour, est appelé à se dissoudre un jour. Ce jour où tu le décideras, Fanny. Parce que ce royaume n’existe que pour t’accompagner et te soutenir de l’autre côté du miroir, pays des merveilles de ton sommeil. Sur les armoiries de cet Etat provisoire figure en toutes lettres notre devise : Fanny soit qui bien y pense. Parce que ce bien, c’est notre contribution volontaire. On t’en envoie par tonnes ! Et alors, quand le capitaine t’aura autorisée à rejoindre le quai, fêtée par tes proches, nous on s’en ira. Sur la pointe des pieds, heureux, tout simplement heureux. Et on retrouvera nos activités normales, nos lacets défaits et nos lavabos encrassés.
Mais tous, nous garderons au fond de nos cœurs ces émotions partagées, ces échanges inédits de tristesse, de peur et de larmes. De retour de ton étrange monde onirique, on sera nous aussi différents, sache-le. Sans doute oserons-nous dire plus facilement je t’aime à ceux que l’on aime. Sans doute, espérons-le, vénérerons-nous davantage la vie comme elle se doit.
Et jusqu’au bout, nous serons fiers d’avoir fait partie du petit peuple de Fanny.
par Pierre Guilbert, samedi 14 janvier 2012, 13:00