Le bal perdu

14/07/2012 14:36

Sept mois. Sept mois presque que Fanny, fauchée par un chauffeur chauffard, reste coincée entre les brumes de l’immobilité et le réveil des énergies. Un exil qui dure et qui dure, dans un no man’s land inconfortable. Elle voit la frontière de son réel, veut la toucher, mais pour l’instant elle n’y parvient pas. Et ça l’énerve, tant elle n’a jamais eu l’habitude de rester sans rien faire.

 

Que dire encore et encore à notre Fanny dont on connaît, rapportée par ses parents, la lutte acharnée. Elle en veut ! Et nous, on assiste, impuissants. On voudrait tant, un peu comme on regarde si souvent le ciel en ce moment, l’implorant de dégager les nuages. Allez ! dit-on, ce serait tellement chouette si ces foutus nuages laissaient enfin agir le soleil. Mais les nuages nous narguent. Comme nous nargue cette attente désespérée de voir Fanny bouger. Un doigt. Une main. Le visage. Et son sourire au beau fixe. Un sourire qui alors rayonnera sur toute la planète. Fanny aura quitté son no man’s land.

 

On lève la tête, et on attend. On garde l’espoir, et on attend. On sait que le soleil finit toujours par revenir. On sent que Fanny, la vie, elle veut qu’elle lui revienne. On attend. On aimerait que Fanny triomphe.

 

Que dire alors de plus ? Tant de messages sur ce mur de Fanny. Des dizaines de milliers. Des millions de mots, sans doute des milliards de signes déjà. On attend.

 

Alors, en attendant, je te raconte une petite histoire, Fanny.

Il y a trois semaines à Boitsfort, c’était la fête du quartier. Boitsfort, c’est un village en ville. Et la fête, c’était dans la rue du Psylo, ce resto qui fait office de salle à manger du quartier, et où il y a trois mois, nous avons passé une superbe soirée à parler de toi, ton papa, Jim, d’autres amis et moi. Le soir de la fête, j’étais assis sur un banc, entouré d’amis et regardant l’orchestre qui jouait. Des tsiganes, qu’on aurait cru sortis d’un film de Kusturica. Leurs doigts chatouillaient les contrebasses, accordéons, violons et trompettes, et leurs sourires étaient au diapason. Des gens dansaient.

Je voyais les maisons qui entouraient ce minuscule bout de ville, et je me suis dit qu’il y avait là un côté immuable. Ici, il y a longtemps, il y avait déjà eu des fêtes. Il y a longtemps, des gens avaient joué de la musique, avaient rigolé, dansé, bu jusqu’à plus soif. Et dans longtemps, devant les mêmes façades, il y aura encore des fêtes, avec d’autres gens qui joueront de la musique, qui rigoleront, danseront, boiront jusqu’à plus soif.

 

Ce ne seront pas les mêmes personnes. Les vieux auront dit au revoir depuis belle lurette. Les jeunes d’aujourd’hui ne comprendront rien à la musique des jeunes d’alors. Et des enfants s’amuseront à dessiner à la craie sur le macadam, sous les yeux complices des vieilles que seront devenues ces petites gamines qui s’amusaient à la même chose ce samedi-là. Mais les maisons seront toujours les mêmes, dans une rue immuable qui gardera son ambiance de village dans la ville.

Les voitures avaient déserté la rue, faisant perdre toute possibilité de datation de l’image. Une caméra se serait plantée là et aurait filmé. Comment dater ces prises de vue ? Un air de fête, des gens qui s’amusent, qui rient, c’est de toute époque.

Sous les airs d’accordéon, j’ai pensé à toi, Fanny. A toi et à tes parents. Bien sûr, vous n’auriez pas eu de raisons d’être à la fête du quartier à Boitsfort. Des fêtes comme cela, il y en a des tonnes. Mais cette année, tu les louperas toutes, ces fêtes d’été, et c’est peut-être bien pour cela que ce début d’été reste très relatif. Moche.

 

J’ai repensé alors à ce film d’Ettore Scola que tu n’as certainement pas vu. Le Bal. Il date de 1983. Sans parole, et uniquement en musique. Ça se passe en France, dans une salle de bal pendant 50 ans. La musique change. La décoration aussi. Les costumes, les coiffures, l’attitude des gens. Mais ce sont toujours les mêmes murs. Immuables. Le film traverse les époques. Le Front populaire, la guerre, la Libération, l’arrivée du rock, Mai 68, le disco. Les gens changent. Mais la vie reste.

Derrière ce côté immuable, on s’amuse à repérer les différences.

Ce samedi, pensant à toi, je me projetais en dehors du temps, imaginant des silhouettes se succéder autour de modes musicales qui se succéderaient. Et je me disais que le spectateur averti, au vu des films qui se superposent, pourrait se dire que tiens, cette année, on ne voit pas Fanny… Le spectateur averti comprendrait que oui il y a eu un drame. Et se dirait que, tiens, Jérôme et Claude aussi sont absents du bal cette année. Eux aussi, comme le soleil, désertent les bals d’été.

Mais le spectateur averti sait que les happy ends sont mieux cotés à l’écran que les moches fins. Comme nous tous, sur ce mur, qui continuons à croire à une issue heureuse. A l’espérer de tout notre cœur. Il faut laisser du temps au temps, et le temps, cette année-ci et comme tes parents, n’a pas le cœur à la fête. Tu l’auras perdu, ton bal d’été, Fanny. Mais il y en aura d’autres. Dès l'année prochaine. Et alors, allez, oui oui, l’année prochaine, on veut y croire, tu l’ouvriras ton bal perdu. Dans l’insouciance d’une nouvelle jeunesse ragaillardie. D’une Libération de la prison de ton corps. Et alors, sous les flonflons et les chabadabada, Fanny la Gaillarde tournera, virevoltera, dansera. A la vie. Au bonheur retrouvé.

 

C’est tout ce qu’on vous souhaite, Fanny, Claude et Jérôme à la veille des 16 ans de Fanny. 2012 la laide a déjà dépassé sa moitié. Si tous les sourires qu’on t’adressera demain à 18h30 pile poil en te souhaitant le meilleur anniversaire pouvaient se conjuguer à l’énergie qui coule dans tes veines pour enclencher cette seconde naissance !... Une seconde naissance qui te verra ouvrir les bals de l’année prochaine, du haut de tes presque 17 ans. Laissons le temps au temps, ne désespérons pas.

L’année prochaine à Boitsfort, je ne compte pas t’y voir, Fanny. Qu’y ferais-tu donc, toi qui n’y connais personne. Mais moi je penserai à toi. Et je t’imaginerai, dansante et souriante. Dans la légitimité de l’insouciance, tu auras gagné ton bal.

 

Bon anniversaire, Fanny. Bonne seconde naissance.

 

par Pierre Guilbert, samedi 14 juillet 2012