La rock star et le Lapin Majuscule

04/04/2012 18:07

22 décembre.

Un nouveau monde s’est formé pour Fanny. Fanny toute seule. Fanny bien seule. Appelons-le le « Pays des Merveilles ».

 

Duncan MacDougall, médecin américain, a prétendu, comme on le sait, démontrer l’existence de l’âme en en estimant le poids : 21 grammes. A la mort, l’âme s’échapperait du corps, l’allégeant de ce poids minuscule.

Les ambulanciers du 22 décembre avaient bien d’autres choses à faire que peser au gramme près cette gamine qu’ils posèrent délicatement sur une civière. A leurs yeux, elle était de toute façon trop légère pour mourir, tant il est vrai que la mort ne peut moralement faire le poids face à un ado. Et d’ailleurs qu’en auraient-ils conclu de cette pesée indécente ? Qu’elle a une âme ? Que celle-ci était en train de leur échapper ? Fanny ne voulait pas de cette pesée, elle qui avait eu la main lourde sur le pot de Nutella pendant tout l’après-midi. Mais surtout : elle était vivante ! Oui, oui !

 

Peut-être pourtant certains badauds effarés auraient-ils pu, dans la lueur stroboscopique des gyrophares, observer un petit nuage éthéré, translucide et d’une légèreté incroyable, s’élever au-dessus des platanes de l’avenue de Maire. On s’occupe de mon corps ? OK OK, allez-y, je vous fais confiance… Fanny a une priorité : fuir l’horreur. S’éloigner le plus possible de ce choc effroyable, de cette méchanceté égoïste qui l’a injustement plaquée au sol sur un bitume humide et froid. Elle reviendra, se dit-elle, oui, oui, elle reviendra. Mais elle a besoin de temps.

 

Le paysage qu’elle découvre dans son nouveau pays des merveilles est terriblement vert. Un vert exagéré, sursaturé, comme celui d’un écran de télé mal réglé. De la luzerne à perte de vue. Le vert s’étend jusqu’à l’horizon, rejoignant le bleu tout autant excessif d’un ciel assourdissant. Fanny court, sans très bien savoir pourquoi. Elle court, sent-elle, pour s’éloigner de son point de départ. Elle doit fuir, elle le sait, tant est dangereux le monde qu’elle vient de quitter. Elle court à perdre haleine, et respire à grands coups cette odeur de nature vivifiante. L’horizon s’éloigne à mesure qu’elle avance. Le champ de luzerne semble infini. Contrairement à l’horizon que lui a fait découvrir son papa, celui-ci semble s’élever. Irrémédiablement. Comme si, plutôt que d’être sur la sphère, elle en était à l’intérieur. Comme dans ces roues à la foire, qu’on fait tourner tout en avançant. Mais ici, il s’agit d’une immense sphère. Gigantesque. Un monde intérieur qui ne finit pas, et qui offre des perspectives insoupçonnées.

 

Essoufflée, elle s’arrête. Et regarde. C’est beau. Terriblement beau. Les yeux grand ouverts, les mains à la bouche, elle contemple. Sa frayeur initiale s’estompe pour faire place à l’émerveillement. Un peu partout face à elle, elle voit des formes blanches qui bondissent. Elles jaillissent des herbes folles pour y replonger trente centimètres plus loin, comme le feraient des bancs de poissons dans la mer. Ce sont des lapins. Des milliers de lapins qui sautillent dans tous les sens. Des lapins blancs. Elle sourit. Tant de lapins ! Y aurait-il un magicien prolifique qui les sort de son chapeau quelque part dans ce champ infini ? On dirait un ballet. D’autant plus qu’elle commence à percevoir, au loin, de la musique, une musique baroque, aussi étrange que la saturation des couleurs. Mélodieuse, riante. Une bruine de musique qui semble tomber du ciel en d’infimes gouttelettes rafraichissantes. Comme une neige naissante qui enverrait des flocons en éclaireurs sous une canicule paradoxale. Soudain, de la chorégraphie lapine endiablée, un lapin se tourne vers elle. Il l’a vue. Il se rapproche, lentement, doucement, les oreilles et les dents écartées. Il n’a pas peur. Fanny non plus. Ils se sourient.

 

A mesure qu’il s’approche, Fanny découvre que ce n’est pas un lapin comme un autre. Rendez-vous compte qu’il lui arrive aux épaules ! En outre, il est vêtu d’une redingote et agite un parapluie. Un parapluie fermé sous ce soleil tonitruant. Devant Fanny, il se fend d’un salut pour le moins élégant, zébrant l’air de ses pattes de devant. Ensuite il lui fait le baisemain. Fanny sourit. C’est la première fois qu’on lui fait ce geste d’une époque révolue. Comme à une princesse ! Comme dans Sissi ou la Mélodie du Bonheur, les films qu’enfant elle préférait. Quelle courtoisie, ce lapin blanc !

Il la regarde en souriant, zozotant savoureusement entre les dents. Comme Félix, le petit frère de sa copine.

  • Tu es Fanny.

La fille ne sait pas s’il s’agit d’une question ou d’une affirmation. Ça la surprend évidemment qu’un grand lapin blanc en redingote la connaisse dans ce lieu si mystérieux. 

  • Oui, répond-elle en pouffant, la main devant la bouche.
  • Bienvenue au Pays des Merveilles, Fanny ! Je suis le Lapin blanc.
  • Mais il y a plein de lapins blancs, ici, regardez… Vous êtes des milliers…
  • Oui, mais moi je suis « le » Lapin blanc. Avec une majuscule, ma chère amie. Je suis le seul majuscule.
  • Tu es ici à mon initiative, mais aussi sous ma protection. Tant que tu seras avec moi, il ne t’arrivera rien.

C’est quand même beaucoup pour Fanny. Déjà ce décor tout aussi idyllique qu’énigmatique, ces couleurs inédites. Et puis, ce grand lapin, pardon ce Lapin majuscule, qui porte un habit et un parapluie, et qui en plus lui parle et lui fait le baisemain. Elle ne sait quoi dire et regarde autour d’elle. Oh ça alors ! Derrière elle !… Mais quelle surprise ! C’était la première fois qu’elle se retournait depuis qu’elle était arrivée dans le champ de luzerne. Elle avait couru, couru, couru, des kilomètres lui semblait-il, et pourtant juste derrière elle, à moins de vingt mètres, se dressait une forêt dense et compacte d’arbres gigantesques. Des arbres comme on n’en voit que dans les dessins animés de Walt Disney. D’immenses et larges troncs couverts, très très haut, d’immenses feuillages aussi verts que la luzerne et qui cachent le ciel. Mais où étaient ces arbres il y a cinq minutes ?

 

Au travers des arbres, on distingue furtivement une lueur bleue, comme le bleu du ciel, qui tourne inlassablement.

  • Oh ! Il doit y avoir un accident, dit-elle. On va voir ?
  • Oh non, malheureuse, on ne va pas aller voir. Là-bas, c’est un drame qui se joue. Et c’est pour cela que je t’ai emmenée ici. Viens plutôt par là, avec moi…

Sans attendre sa réponse, il lui prend la main et commence à courir. Ils courent à deux. Et puis le Lapin blanc majuscule compte. Un, deux, trois. Et à trois, ils sautent, hop ! Ils jaillissent de la luzerne pour y atterrir à nouveau une quinzaine de mètres plus loin. Fanny n’a jamais connu ça. Ça lui fait un peu peur, elle l’avoue, mais en même temps, elle aime bien ça. Et ils poursuivent leur danse, sans jamais se fatiguer, hop, hop, hop. Au fur et à mesure de leurs sauts, les herbes deviennent de plus en plus hautes. Lorsqu’ils touchent le sol, ils ne voient plus le ciel. Rien que de hautes tiges qui s’écartent, comme volontairement, à leur passage.

  • Les herbes deviennent de plus en plus grandes ! crie Fanny en rigolant.
  • Eh non, répond le Lapin, c’est nous qui devenons de plus en plus petits…

Ils s’arrêtent dans cette forêt touffue de luzerne. Bizarrement, on y respire bien. La chlorophylle. L’eucalyptus. De la menthe aussi. Et un petit parfum de noisette.

  • Il y a du Nutella au Pays des Merveilles ?...
  • Il y a tout ce qui te fait rêver !

En quelques gestes précis et secondes efficaces, le Lapin plie de grandes brindilles, les noue et fabrique ainsi un magnifique divan tout vert. Il s’y assoit et, d’un coup de patte tapé à côté de lui, invite Fanny à faire de même. Le divan est particulièrement confortable. On dirait que les tiges et feuilles de luzerne font tout pour, tout en restant fermes, s’adapter aux formes de leurs deux hôtes.

  • On est bien ici, n’est-ce pas ? fait le Lapin.
  • Oui.
  • Eh bien on attend.
  • On attend quoi ?
  • On attend le temps.

Fanny se rend compte que la musique ne s’est jamais arrêtée. Au contraire, elle est maintenant plus précise. Plus proche. Musique endiablante, comme une fanfare. Mais pas une fanfare de l’ancien temps, avec des musiciens engoncés dans un garde-à-vous rigide et austère, non non. Une fanfare de danseurs, avec des trompettes qui pompettent, des trombones qui bastonnent, des saxos qui malaxent, des clarinettes qui pirouettent. Une fanfare qui farandole. Qui danse, saute, rit.

  • Qu’est-ce que c’est ?
  • C’est la Fanfare du Pays des Merveilles qui vient t’accueillir.
  • Une fanfare ! fait-elle en tapant dans les mains. Mais peut-être Andy sera là !... Andy, euh… Andy, c’est mon petit am…
  • Je sais qui est Andy, dit le Lapin blanc majuscule. Mais non, Andy ne fait pas partie de la Fanfare du Pays des Merveilles. Et heureusement. Vois-tu, Andy t’attend. Comme tous tes autres amis. Dans ton vrai monde, de l’autre côté du miroir.

Fanny ne comprend rien aux explications de son ami le Lapin. Mais elle n’a pas l’occasion de l’interroger. La musique se fait de plus en plus forte. Les herbes s’ouvrent, comme un immense rideau sur une scène de théâtre. Et l’orchestre débouche sur la scène. En fanfare comme il se doit. Il y a des lapins blancs, beaucoup, mais aussi des hérissons, des chiens, des chats, des poules. En tête du cortège, deux écureuils, qui s’amusent à jongler avec des glands. Et une oie, une grande oie, qui régulièrement jette un bout de roseau en l’air. Aux deux extrémités du bâton, des rouges-gorges le soutiennent et lui font faire toute sorte de pirouettes. Tout au bout, derrière une moufette qui joue de la grosse caisse en activant sa superbe queue, un paon fait fièrement la roue, brandissant l’étendard de la fanfare du Pays des Merveilles.

 

Fanny est émerveillée de ce pays des merveilles. Elle claque dans les mains, en rythme avec la musique. Mais dans ce monde étrange, ses amis lui manquent. Comme sa maman et son papa. Sur ses joues commencent à perler de petites gouttelettes salées. A gauche des larmes de tristesse. A droite des larmes de joie.

 

 

  * * * * *

 

 

4 avril.

10.092, 10.093, 10.094… Fanny est épuisée. Elle compte les lapins blancs qui défilent dans son sommeil. Certains, c’est les moutons. Elle, c’est les lapins. Les moutons, elle n’aime pas, Fanny. Les moutons, ça bêle et ça suit bêtement. Bêlement, hé hé. Ça n’a pas de personnalité, un mouton. Elle se souvient de ce que le Petit Prince lui a raconté. Que les seuls moutons qu’il dessine encore sont les moutons noirs. Parce qu’ils ne suivent pas bêtement. Les moutons noirs ne savaient pas que c’était impossible ; alors ils le firent… Cette phrase étrange trotte dans sa tête. Moutons noirs et lapins blancs… Mais quand donc a-t-elle parlé avec le Petit Prince ? Elle s’en souvient comme si c’était hier. Sur une plage… Chaude et ensoleillée. Avec une plume d’ange, lui semble-t-il. Etrange. Et ces lapins blancs alors, qui n’étaient pas sur la plage, où les a-t-elle vus ?

 

Elle repense alors au Lapin Majuscule, « le » Lapin blanc, redingote et parapluie. Son ami. Où est-il ?

Fanny se rend compte qu’elle dormait. Toujours sur ce canapé bizarre extrêmement confortable. Mais combien de temps a-t-elle dormi ? Elle ne le sait pas. Elle ne parvient d’ailleurs pas à ouvrir les yeux, tellement ses paupières sont lourdes de sommeil. Elle entend la musique. Une musique qui s’emballe. Sa tante la lui a souvent fait écouter. C’est Le Printemps, de Vivaldi. Une musique qui réveille. Elle revoit la fanfare dans sa mémoire, avec tous ces gentils animaux. Ce sont eux qui jouent certainement. Lapin Majuscule, tu es là ?... demande-t-elle.

  • Oui, répond-il doucement. Mais reste tranquille, et couchée, prends ton temps…
  • Combien de temps j’ai dormi, Lapin Majuscule ?
  • Plus de trois mois, ma belle. Plus précisément : 105 jours.
  • Oh ! Mais que va dire ma maman ? Elle n’a jamais voulu que je fasse la grasse matinée…
  • Oh ça, une grasse matinée pareille, tu n’en feras pas deux dans ta vie, ne t’inquiète pas. Mais ta maman n’est pas fâchée, tu sais, pas du tout. Elle t’attend.
  • Ici ?
  • Non, non. Ta maman t’attend de l'autre côté du miroir, dans le monde réel. Ici, tu es encore au Pays des Merveilles. Pour plus très longtemps. Le temps qu’il te faudra.
  • Mais tu sais, Lapin Majuscule, je crois avoir vu ma maman et mon papa. Je veux dire : pas dans mes rêves, mais en vrai. Ils sont venus ici pendant que je dormais ?
  • Pas vraiment. Mais un peu quand même. Du Pays des Merveilles, il y a des comme des petites fêlures dans le miroir, des ouvertures qui t’ont permis d’aller voir furtivement comment le monde réel évoluait. A chaque fois que tu y as été, ton papa et ta maman t’attendaient. Patiemment et impatiemment.
  • J’ai vu leur regard, et leurs sourires. C’était tendre. C’est ça qui me donne envie d’y retourner.

Le Lapin Majuscule ne dit rien. Il a l’air heureux. Et apaisé. Il regarde autour de lui, se dodelinant légèrement sur l’air de Vivaldi. Tous ces animaux qui hibernent et qui se réveillent petit à petit avec le printemps qui renaît. Des belettes, des loirs, des furets. Des ours même, ou des araignées. On le voit, leur réveil n’est pas si facile que ça. Après une si longue période, c’est normal. Les membres sont ankylosés. Regardez Renée l’araignée, avec ses longues pattes qui se déplient péniblement. Hop là, la voilà qui se ratatine à nouveau sur elle-même, fourbue qu’elle est. Prends ton temps, Renée, fait le Lapin Majuscule. Et le hérisson qui s’aplatit, le pauvre, avec ses piques complètement scrogneugneux. Et en voilà une qui se fiche dans l’œil. Ça a beau être rabougrie et endormie, une épine hérissée de hérisson dans l’œil, c’est comme un cure-dent en ivoire dans l’oreille d’un lapin blanc, brrrr. Cool, Colégram, lui souffle le Lapin Majuscule, cool… Tu as tout ton temps… Je ne te mets pas à la porte…

Le Lapin Majuscule explique que le réveil à la vie est toujours très lent. Que parfois il y a des soubresauts, et puis aussi des retours en arrière. C’est normal, tout a tellement fonctionné au ralenti.

  • Et moi, tu me mets à la porte ? demande Fanny.
  • Pas du tout ! Ce sera à toi de décider quand tu te sens prête. Bientôt, je suppose.
  • Et tu seras triste quand je serai partie ?
  • Tous les lapins blancs seront tristes de te voir partir. Mais en même temps, nous serons heureux, heureux, heureux !

Fanny fait mine de ne pas comprendre. Ça la fatigue même de chercher à saisir cette subtilité. Elle ferme les yeux et s’endort légèrement. Elle compte à nouveau. 10.095, 10.096, 10.097…

  • Que comptes-tu ?
  • Je compte les lapins blancs, répond-elle. 
  • Tu sais qu’il y a autant d’amis qui t’attendent dans le monde réel ?
  • Plus de dix mille ? Mais je ne suis pas une rock star, moi !
  • Tu n’es pas une rock star, mais tu as tout plein d’amis, qui seront heureux heureux heureux de te retrouver. C’est pour ça que nous aussi on sera heureux.
  • Et ils m’attendent tous ?
  • Ils forment une haie d’honneur derrière ton papa et ta maman.

 

Le sourire de Fanny en dit long. Ses yeux fermés, c’est pour prendre des forces. Elle aime bien son Pays des Merveilles, les couleurs, les sons, la chaleur, la musique. Ses copains les lapins blancs, la fanfare, les rouges-gorges. Et même le putois et Colégram le hérisson. Mais oui, c’est décidé, elle va y retourner, dans le monde réel, de l'autre côté du miroir. Elle est prête, bientôt, bientôt. Ses yeux fermés sourient. Et ce goût du flan qu’elle a en bouche, c’est quelle marque encore ? Maman a été en acheter au Carrefour ? Mmmmm !....

 

Bientôt. Bientôt.

 

par Pierre Guilbert, mercredi 4 avril 2012, 18:07