La couleur de l'espoir
La fois passée, j’attendais des amis au Psylo. Le Psylo, tout le monde connaît à Boitsfort. Bistrot resto ou resto bistrot, c’est beaucoup plus que notre cantine. C’est la salle-à-manger du quartier. Vous avez faim et un peu la flemme ? Ou tout simplement pas envie de grignoter devant votre bête télé ? Hop, vous faites quelques pas et vous voilà dans la salle-à-manger du quartier. Un endroit où vous restez à table même après avoir fini votre repas. Un lieu où passer les longues soirées d’hiver ou les courtes nuits d’été.
J’y attendais donc des amis, mais j’étais un peu fébrile. Jérôme n’avait pas encore mis son billet du soir. Nous étions nombreux à l’attendre, un peu d’inquiétude dans les doigts qui postaient des commentaires. Se peut-il que ? Y a-t-il un problème avec la petite Fanny ? La fièvre, l’infection… On se rassurait mutuellement. Sans doute souffle-t-il, il en a le droit. Ah, regardez, regardez, il a fait entrer un nouveau dans le groupe il y a 29 minutes, tout va bien, il est en train d’écrire. J’attendais donc le billet de Jérôme avant mes amis. Dans cet ordre, c’était mieux. Mais ils sont arrivés en même temps. Le billet et les amis. Ça n’était pas très poli de ma part de ne pas me lever et de les accueillir le nez scotché sur mon écran. D’autant plus que wouf, il a fait fort ce soir, le Jérôme, t’as vu le nombre de lignes ?
Bon, là je rigole. Mais à ce moment précis, mes yeux, en tressautant d’une ligne à l’autre, cherchaient, comme des centaines d’autres au même moment, la rassurance. Il leur a fallu aller vite tout au bout du texte pour enfin découvrir une sorte de ouf, Jérôme parlant même de « bonne » nouvelle. Bon, les détails ce sera pour plus tard, au chaud sous la couette. Je pouvais me lever, accueillir mes amis autrement qu’en goujat.
Jim, le grand Jim, était devant moi, souriant, avec son comment ça va bien toi ? inimitable. Vous n’avez pas la chance de connaître Jim sans doute, mais beaucoup d’entre vous ont pu apprécier sa lumière. C’est en effet un king de l’éclairage en cinéma, un de ces artisans qui construisent une atmosphère insoupçonnée rien qu’avec ses spots et ses rhéostats. C’est toujours surprenant de parler avec lui. Il s’arrête d’un coup, observe une lampe et vous la montre. Vous regardez et vous ne comprenez pas. Là où vous ne voyez qu’une bête ampoule crue et froide, lui voit de la couleur, de la chaleur, de la poésie, de la vie. Du scintillement et du sentiment. Regarde ce bleu ! s’exclame-t-il. Et vous, vous vous dites qu’il y a des gens qui perçoivent plus que d’autres…
Dès lors, hier soir au Psylo, quand je me levai pour l’embrasser, il vit cette couleur délavée du fond de mes yeux que ne parvenait pas à occulter le sourire que j’arborais. Je dus alors lui raconter l’histoire de Fanny.
Il faut connaître Jim. Canadien anglophone, il a roulé ses spots partout dans le monde. Il s’est retrouvé en short comme en burka en Afghanistan, Iran, Irak, Turquie, pour ensuite et finalement atterrir à Boitsfort. Moins exotique sans doute. Mais chaleureux à son image. L’homme est généreux et veut l’être. Il conduit ses vieilles voisines à la messe et les attend. Il fait les courses pour d’autres. Devant sa maison, il a installé un banc public, parce que la rue monte et que ça fait du bien à tout le monde de souffler un peu. Dès les premiers beaux jours, c’est la fête des voisins sur son banc, pour l’apéro ou le pique-nique. Il ne perd pas une miette de l’histoire de Fanny. Et puis me raconte. Deux histoires.
Il y a longtemps, un ami à lui a été retrouvé inanimé dans sa baignoire. CO2. Six mois dans le coma. Il allait le voir tous les deux jours et restait à ses côtés. Que dire ? Il n’allait pas lui lire des bouquins en français, lui qui a un accent à couper au couteau. Alors, il racontait ses journées. Le quotidien, tout simplement. Le banc. Les vieilles. Les courses. Les tournages, parfois. Il parlait, parlait, parlait, sans jamais s’autoriser la fatigue.
Six mois après, le copain est sorti du coma. Il se souvenait de tout.
J’y crois, j’y crois, j’y crois, me dit ce Jim qui n’est pourtant pas si croyant me semble-t-il. Mais il y a des gens qui perçoivent plus que d’autres…
Son petit-fils est handicapé. Jack. Il a dû subir de nombreuses opérations, toutes plus difficiles les unes que les autres. Angoissantes pour les parents et les proches. Pour une des opérations, Jack a été maintenu en coma artificiel. C’était trop pour Jim. Il devait faire quelque chose. Il s’est retrouvé dans un groupe de prières, plus ou moins bouddhiste. Pour lui, peu importe. Il lui fallait un canal pour ses ondes positives, l’énergie qu’il avait envie de transmettre. Et il y a été. Tous les jours que son petit-fils a été en danger. Quand celui-ci s’est réveillé, il s’est exclamé Cra Cra Bouddha ! Les cra cra, c’était le nom que Jack donnait à ses corn flakes préférés. Bouddha ? Il n’en avait jamais entendu parler. Consciemment du moins.
Voilà. Ça fait plaisir de passer une soirée avec Jim. Fanny ne le connaît pas, mais maintenant Jim la connaît. En me quittant, il m’a regardé. Rappelle-moi son prénom ? Fanny. Il a mis les mains sur la table et a fait : Fanny, Fanny, Fanny, Fanny ! Et il s’est levé, un sourire profond plein les lèvres. Désormais il se joint à nous. Comme tant d’autres. Et il nous donnera sa lumière. Teintée de la couleur de l’espoir.
par Pierre Guilbert, jeudi 2 février 2012, 17:23