Elle croque la vie à belles dents
Certains le savent, d'autres pas.
Fanny, 15 ans, lutte contre la mort depuis qu'elle a été renversée par une voiture. Le chauffeur ne l'avait pas vue, et ça s'est passé sur un axe routier trop rapide. On imagine le choc. Elle est dans le coma depuis plus d'une semaine.
Ses parents, Claude et Jérôme, la veillent à l'hôpital, avec une équipe de médecins et de soignants admirable. Un élan d'amitié s'est formé autour d'eux, pour envoyer un maximum de pensées positives. Des centaines et des centaines de personnes passent leur temps accrochés à leur Facebook, à l'affût de nouvelles positives, égrénées jour après jour.
Cette fin d’année moche aura rassemblé plusieurs générations autour de Fanny dans le groupe qui fédère les messages à son attention. Bien sûr, de nombreux amis de son âge, mais aussi de nombreux parents et grands-parents.
Ce billet, je crois pouvoir l’écrire au nom de tous ces parents, jeunes comme plus âgés, qui participent à ce mouvement, parce qu’ils ne peuvent faire autrement. Parce que nous ne pouvons tolérer, voire même imaginer un seul instant, que nos enfants puissent partir avant nous.
Léna, mon premier enfant, est née il y a bientôt 23 ans. Papa depuis une minute et Léna dans mes bras, je regardais ce bout d’chou les yeux grand ouverts sur l'univers aseptisé de la salle d’accouchement. Fruit d’une union, elle avait face à elle toute une vie qui s’annonçait pour devenir elle-même, en toute autonomie. C’est alors que je me suis rendu compte, révélation que seuls les parents peuvent comprendre, que je venais de passer un double contrat : d’une part, je me devais de vivre le plus longtemps possible. Fini, l’insouciance ! Ma responsabilité était devenue ultime. Je n’étais pas seulement papa d’un bébé, mais aussi d’un futur, enfant, ado, adulte. Et aussi, un jour, grand-père de ses propres enfants. Une vie démarrait. Hors de question que j’en fûs, d’une manière ou d’une autre, absent.
Mais d'autre part, j'acquérais une certitude : je devrai mourir un jour ! Parce que pour la première fois de ma vie j'avais en face de moi un être dont il était hors de question qu'il puisse mourir avant moi ! Je venais de donner la vie, et je justifiais ainsi ma propre mort. Un jour en effet, encore lointain j'espère, je pourrai dire, en voyant mes enfants et mes petits-enfants épanouis, que j'ai accompli mon devoir. Et alors, rien d'autre n'aura d'importance. Mais on n'y est pas encore. Tant mieux. La vie continue.
C'est au regard de cette révélation, dont les effets quotidiens et bouleversants sont bien vivaces depuis 22 ans et quelques, que je n'ai pu ignorer l'appel de Jérôme. Il m'a pris au fond des tripes. Comme tous les autres parents qui se sont manifestés. Il y a dans l'histoire de Fanny quelque chose d'inacceptable, d'intolérable. On ne peut pas partir comme ça, en pleine promesse d'une vie souriante, à l'aube des premiers émois amoureux, dans les premiers pas de l'autonomie. C'est..., comme disait Jérôme, ... impossible !
Et pourtant, "notre" petite Fanny a été heurtée de plein fouet. Inconcevable, mais réel, atrocement réel.
Que s'est-il passé ? je ne sais pas. Loin de moi de me substituer ici aux juges et enquêteurs. Moi, je ne veux dire qu'une chose : qu'il n'est pas acceptable qu'une jeune de 15 ans se fasse choper. Au 21ème siècle. Dans une ville d'Europe.
Et là, face à ce drame et à la douleur qui nous réunit, amis de Fanny, Claude, Jérôme et Andy, si nous voulons faire entendre notre voix positive auprès de Fanny, nous nous devons de ne pas accepter la fatalité. Non, l'accident de Fanny n'est pas seulement lié au "pas de chance", au fait de se trouver au mauvais endroit à la mauvaise heure. Oui, je me répète : c'est inacceptable.
Dès lors, nous, parents, ne pouvons que vous dire ceci à vous, enfants : faites gaffe ! La route est dangereuse, terriblement dangereuse. Brutale. Si, piétons, vous voyez parfaitement les voitures dans le noir, elles ne vous voient pas. Ou si peu. C'est comme ça, injuste, profondément injuste, mais c'est. On vit dans une société qui croit qu'elle a pu corriger le mieux possible les inégalités. Mais les rapports de forces entre motorisés et non motorisés restent terriblement féodaux, injustes. C'est triste, mais c'est comme ça.
Contre la fatalité, reconnaissons également que lorsque nous sommes conducteurs, nous pilotons un engin qui peut amocher des vies. Si facilement. Les paquets de clopes s'ornent d'un "Fumer tue" dans quasi tous les pays d'Europe. Quand donc obligera-t-on les constructeurs automobiles à afficher un "Conduire tue" sur toutes les bagnoles ? Sur le plan de la conduite automobile, on ne met en exergue que l'alcool au volant et la vitesse sur autoroute. Mais quand donc ferons-nous prendre conscience que la voiture fait des ravages également sans la vitesse et l'alcool ?! Elle tue plus que le tabac. Plus que les armes à feu, à Liège, Colombine ou sur l'île d'Utøya
Contre la fatalité, reconnaissons enfin que nos élus ne font pratiquement rien pour les piétons. Les auotoroutes sont illuminées même si elles sont vides. Qu'en est-il des passages piétons fréquentés dans la pénombre ?... Est-il normal d'installer des passages piétons sur des axes trop rapides ? Là n'est pas la question. Ce qu'il faut se demander, c'est s'il est normal d'avoir des axes si rapides là où il y a des piétons !
Si nous voulons rassurer Fanny en l'invitant à se battre pour retrouver un monde qui lui a fait si mal, nos pensées positives ne doivent pas être que de principe. Rien n'est gratuit en la matière. Osons dire que dorénavant nous ferons gaffe. Non pas seulement pour nous-mêmes. Mais aussi pour nos enfants et ceux des autres ; pour nos parents, et ceux des autres. Pour nos amis, tous nos amis.
Fanny, nous voulons te promettre que tous, piétons, chauffeurs, passagers, électeurs, élus, parents, enfants, grands-parents, nous savons qu'il y a encore beaucoup de choses à faire pour que l'horreur soit rayée de notre 21ème siècle. On ne peut pas toujours lutter contre la vraie fatalité, la maladie notamment. Mais contre l'égoïsme et la connerie, oui !
C'est en tout cas le souhait que je formule pour cette année nouvelle ! Pour que tu puisses la croquer à belles dents, Fanny.