Andy le Hardi
De quel âge à quel âge est-on teenager ? Allez, allez, s’il vous plaît, tentez vos réponses dans la salle… Oui, vous ! De 13 à 15 ? Non, non. De 7 à 77 ? Eh non, je ne parle pas de marketing, mais d’âge réel. Et vous allez voir, c’est extrêmement précis. De 10 à 20 ans ? Parce que « ten » ? Ben non, trop facile. Alors, alors ?... Vous donnez votre langue au chat ? Alors voilà, c’est de 13 à 19 ans très précisément et je vous dirai pourquoi quelques lignes plus bas, histoire de vous inciter quand même à lire ce qui suit.
Et donc, oui, Andy, du haut de ses 18 ans et demi, est encore teenager.
Teenager, ça veut dire souvent insouciance, irresponsabilité, absence de maturité. Tiens, j’ai lu un jour qu’on avait trouvé l’explication à cette énigme : comment se fait-il, alors que le cerveau a atteint sa taille adulte à l’âge de 12 ans, que les jeunes, les ados, les teenagers fassent encore si souvent des conneries un peu débiles et parfois dangereuses ? Moi, par exemple, je m’étais amusé, ado, à monter sur le toit de la maison. Juste comme ça, pour voir. C’était idiot. Mes enfants feraient ça, je me taperais une frayeur d’enfer. La raison de cette inconscience ? Elle tient dans la densité de la matière grise qui n’est « mature » que vers l’âge de 25 ans.
Alors, un « gamin », comme on peut dire de quelqu’un de 18 ans quand on en a 37 de plus, eh bien il peut voir venir le monde d’un œil insouciant pendant encore quelques années. Le temps des copains, de la musique, des sorties, des premières gueules de bois, des premiers émois, des premières amours. Je ne connaissais pas Andy. Mais y avait-il quelque chose dans sa vie qui distingue sa matière grise d’une autre de son âge ? J’imagine que non. La densité d’adulte, ce serait pour plus tard.
Sans le savoir sans doute, c’est ce qu’il pouvait se dire jusqu’au 22 décembre dernier en fin d’après-midi. Et puis… Et puis !
Et puis, sur les coups de 20 heures ou un peu plus tard ce 22 décembre, il a appris que sa vie ne serait plus jamais comme avant. L’insouciance au placard. L’irresponsabilité oubliée ! Le mauvais sort venait de le choper brutalement, en même temps que sa magnifique amoureuse l’était par une méchante bagnole. Fanny se trouvait entre la vie et la mort. Deux toubibs menaient une lutte désespérée pour la sauver. Mais, mais, mais… il n’y avait que des mais qui s’offraient comme alternative à l’extrême qu’on n’ose imaginer, la mort brutale. Elle vivait, oui. Mais pour combien de temps et comment ?
Mais à cet âge, on ne doit pas avoir peur de la mort ! C’est une histoire de vieux, la mort. Un teenager n’a rien à faire à flirter avec elle !
Et pourtant.
Et pourtant, dans les yeux brouillés d’un gamin de 18 ans, des images effroyables se dessinent et le hantent.
De quelle manière passe-t-on une première nuit d’angoisse lorsqu’on a à peine 18 ans ? Une nuit de pleurs, d’inquiétudes horribles, de besoin de savoir ce que l’on ne peut savoir, d’envie de hurler Et alors ? De l’autre côté de la porte, une équipe médicale qu’on ne connaît pas encore est penchée sur le corps meurtri de l’être aimé. On tourne en rond dans une salle d’attente, attente de l’enfer, attente de l’horreur, attente du malheur. Mais on espère, on espoire, on aspire, on rouspète. De temps en temps on tape sur un dossier de chaise, saleté de dossier de chaise ! On embrasse le papa, la maman, remplis de larmes dégoulinantes, bourrés de rictus perclus de douleur. On voudrait être plus vieux de cinq heures, ou trente, ou deux jours. Juste pour savoir. Et la voir. L’avoir. Parce qu’on est sûr qu’alors elle sera tirée d’affaire. Ou alors, on voudrait être plus jeune de deux trois heures, pour juste l’empêcher d’aller acheter cette pizza. Pour arrêter cette voiture assassine. Ou simplement pour la retarder d’une minute. Allez, une petite minute, rien qu’une petite minute, ce serait suffisant. Ah que n’a-t-il pas continué cet échange de messages amoureux sur Facebook interrompu à 18h16, une heure avant le drame ? Le dernier commentaire posté par Fanny, un énigmatique « Je l’aurai ! » suivi d’un cœur, leur signature à tous deux.
Comment peut-on faire face à cela lorsqu’on a à peine 18 ans ?
En fait, on ne sait pas. On ne peut pas savoir. Impossible de prévoir. Il n’y a pas de cours à l’école sur « cela ». Ça vous tombe dessus tout d’un coup. Pourquoi vous ? allez savoir, c’est comme ça. Vous n’aviez même pas de ticket pour la file, mais c’est votre numéro qui s’est affiché. Oui, vous là, le petit jeune, c’est votre tour !... Moi ? Oui oui, vous. Mais j’ai à peine 18 ans !... On ne discute pas, c’est comme ça, c’est votre tour de prendre une brouette de souffrance en pleine tronche !
Alors Andy a accusé le coup. Une seconde. Deux secondes. Et puis il s’est redressé. Trempé de larmes, mais redressé quand même. Il savait qu’il n’était pas le seul face à l’adversité. Il savait qu’il pouvait compter sur son petit cœur, sa Fanny, sa fantastique Fanny, sa funny Fanny.
Et puis ça a duré. Duré duré duré. On sait que ça prend du temps, mais quand on vous dit ça un 23 décembre, on ne se projette pas un mois plus tard. Non, on attend demain, à la limite après-demain, faut pas exagérer quand même. Et puis ce sont d’autres échéances, des dates limites, des deadlines comme on dit si peu judicieusement en anglais. Allez, après le 31 décembre quand même. Non ? Alors à la fête des Rois, ce sera ma Reine !... Ou le Lundi perdu. Et puis l’échéance des quatre semaines. Ou du mois. Et ces échéances passent, et Fanny est toujours à l’hôpital…
Ecrire cela, c’est facile. Passer de quatre semaines au mois comme je viens de le faire, c’est huit signes à taper sur un clavier, pas plus. Mais ces trois jours que cela représente, nous, on ne peut pas s’imaginer ce que c’est. Il n’y a qu’Andy le Hardi, et Claude et Jérôme, parents admirés, qui ont l’expérience de ces 300.000 battements de cœur qui rythment une lancinante et persistante patience impatiente. A chaque battement son angoisse, sa peur crasse, son profond malheur.
Que dire alors de ces cinq semaines aujourd’hui. Plus de trois millions de battements de cœur depuis cette nuit honnie.
Mais ces battements de cœur sont aussi ponctués des livelines, néologisme inventé pour la circonstance. Ces petits signes, parfois infinitésimaux, qui boostent l’espoir. Une réaction à un pincement. Un regard furtif. La respiration. Des pas grand chose qui démontrent que Fanny vit. Et commence à revivre.
Et Andy, Claude et Jérôme tiennent bon. A 1, à 2 ou à 3, ils luttent, ne comptant pas les secondes, et intensifiant leurs battements. Allez, petit cœur ! entonne Andy avec son grand cœur.
Dans sa malchance, Fanny a une chance fameuse : celle d’avoir Andy à ses côtés. Andy, ce gamin de 18 ans et demi qui est devenu adulte en quelques semaines. Sa matière grise s’est densifiée à une vitesse considérable. Lisez les messages qu’il nous envoie. Des messages qui conjuguent tristesse, émotion, confiance, amour et encouragements. Il faut parfois toute une vie pour n’être même pas capable de s’exprimer comme cela. Quelle évolution, quelle force, quelle leçon de vie ! Teenager, Andy ? Teenager parce qu’il n’a pas encore 20 ans ? « Teenager », parce qu’il a un âge qui se situe dans les « teen », de thirteen à nineteen ?... Ben non, l’épreuve a émancipé notre ami, grand cœur de son petit cœur. Dans sa tête et ses résolutions, il poursuit pas à pas son dialogue sur Facebook interrompu un 22 décembre à 18h16. A cet énigmatique « Je l’aurai ! » de sa copine, il répond, son sourire positif à travers les larmes, son regard perçant qui défie l’adversité, un « Nous l’aurons ! ».
Nous l’aurons un jour, cette victoire pour la vie !
par Pierre Guilbert, vendredi 27 janvier 2012, 09:04