Un tram d'or

24/01/2012 17:29

Chère Fanny,

Ton papa te racontera certainement un jour qu’il a un copain, moi en l’occurrence, qui passe son temps à râler sur les transports en commun. C’est la réputation que je me tape. Elle est un peu exagérée, cette réputation, mais bon, il y a quand même un petit quelque chose de vrai. En réalité, je me définirais plutôt comme un objecteur de conscience face au politiquement correct que constitue l’obligation de défendre les services publics. Parce que si on n’est pas content du service payé, eh bien on a quand même le droit de le dire, non ?

Soit.

Où étais-je hier soir à 18h27, juste avant notre rendez-vous quotidien ? Je te le donne en mille : dans un tram ! En costume cravate au sortir d’une réunion qui a duré plus longtemps que prévu. Je ne pouvais pas louper notre rendez-vous. Mais franchement, quand on a le pied écrabouillé par un caddy rempli de poireaux, l’estomac quasi perforé par un coude qui n’a pas trouvé d’autre endroit pour se fourrer, et le nez sous l’haleine fétide et alcoolisé d’un inspecteur de la TVA, il est difficile d’activer des pensées positives. Et donc m’est venue une idée, que je te raconte ici. J’en ai toujours rêvé. Tous ces gens qui font la manche, et s’ils essayaient le costard ? Peut-être cela marcherait-il mieux pour eux.

Alors, après m’être éclairci la voix, j’ai entonné : Mesdames et messieurs, désolé de vous déranger et de vous distraire quelque peu de vos pensées, de vos lectures ou de l’établissement de votre liste de courses, mais je me permets de requérir votre attention pour quelques minutes seulement, ne vous inquiétez pas. Le regard que ces gens m’ont adressé, tu ne peux pas savoir ! Je n’avais évidemment pas la gueule de l’emploi ni l’habit du moine. Cela dit, j’ai quand même senti la pression du coude s’alléger un tantinet, le flux d’haleine s’arrêter une miette, et le caddy chercher un autre pied à écraser. La bonne dame avait peur que je lui piquasse ses poireaux !

J’ai continué. Ne vous inquiétez pas, mesdames et messieurs, je ne vais pas vous soutirer un chèque repas, ni une cigarette ni un restant de sandwich. Et pas non plus une ‘tite pièce ou un gros billet. Non, non, tout ce que je vais vous demander, c’est un… sourire, oui, mesdames et messieurs, un simple sourire d’une minute. Pour la petite Fanny…

Et j’ai raconté ton histoire, cette histoire à la fois extrêmement moche dans ses débuts et si porteuse toutefois d’espérances, histoire que tout le monde connaît ici. La dame aux poireaux m’a regardé. Elle avait la larme à l’œil. Non, non, lui ai-je dit, Madame, c’est un sourire que je vous demande, vite, vite, il est 18h30 !... L’inspecteur de la TVA a fait Eh bien moi, je bois à la santé de Fanny !... Et il a refilé à boire à ses voisins, ce qui m’enleva un fameux coude de l’estomac. De banquette à banquette, le message se transmettait. Et des sourires commençaient à illuminer l’ensemble du tram. On aurait dit qu’il lui poussait des ailes. Que tous ces sourires l’enjolivaient. Il n’avançait plus à l’électricité, mais aux pensées positives, énergie drôlement propre et tellement renouvelable. Il avançait ? Non, il volait, quelques centimètres au dessus des rails métalliques et froids. Tram transfiguré qui me faisait tout d’un coup penser à la Locomotive d’Or de Nougaro. Ses paroles me trottaient en tête.

Comme un enfant s’endort ayant vu le miracle, Comme un enfant s'endort dans l'œuf ailé de Pâques, Dans l'amour tournoyant. Locomotive d'or Tout le monde va descendre dans la gare divine, Dans la gare divine, le chef de gare est aimé.

Locomo locomo !

Le ta tam ta tam du tram rythmait la musique et les sourires. Le wattman ouvrit le micro. Une voix d’or. Succulente. Inhabituelle. Enfantine. Il chantait. Pour Fanny, il le précisa. Une voix soprano qui s’élevait dans les airs. Tout le monde ressentait les trémolos qui couraient le long de la colonne vertébrale. Les sourires se mêlaient aux larmes, mais les sourires étaient les plus forts. Les voyageurs se regardaient comme jamais des usagers ne se sont regardés. Ils étaient devenus des amis, une famille de gens qui ne se connaissaient pas mais qui se regroupaient autour de toi, Fanny.

Je n’en revenais pas. Suffit-il d’un costume cravate pour avoir du succès en quémandant des sourires ? J’avançai dans le tram, jusqu’au Wattman. Il continuait à chanter, la porte de sa cabine ouverte sur sa famille. Quelle fut ma surprise de découvrir qu’il s’agissait d’un enfant. Un enfant en short et torse nu qui touchait à peine son volant. Un petit blondinet bronzé avec une plume d’indien dans les cheveux.

Mais quel est cet uniforme si peu réglementaire ? lui demandai-je.

Il souriait. Il ne pouvait pas me répondre, vu qu’il chantait. Il haussa les épaules, tout simplement. Un haussement d’épaules qui n’avait rien de méprisant ou d’indifférent, mais qui signifiait que c’était tout simplement naturel. Tout naturellement simple et évident. Venant de je ne sais où, un contrôleur d’une autre époque me tapa sur l’épaule. On aurait dit un garde-champêtre d’un film de Tati arrivant d’une bédé d’Olivier Rameau. Tout en couleur. Rose, verte, fuchsia. Avec un gros bide hilare et un trombone à coulisse à la place de son poinçonneur. Il me dit qu’il ne fallait pas gêner le Petit Prince. Le Petit Prince ?... Je me pinçai. Serait-ce le Petit Prince de la plage de la fois dernière, à nouveau lui, celui du pays des merveilles de Fanny ?... Oui, c’était lui, la plume d’ange dans la crinière blonde.

Le tram avait pris de la hauteur. On se promenait à hauteur des toits des maisons, au dessus des platanes, et les habitants, de leur balcon, nous acclamaient. Et souriaient. Ils nous encourageaient, criaient, chantaient.

Le contrôleur m’expliqua que le Petit Prince ne voulait plus dessiner des moutons. Qu’il en avait marre des moutons qui exécutent ce qu’on leur dit de faire. Qu’il voulait, tout au contraire, lutter contre la fatalité. Que les seuls moutons qu’il dessinait étaient noirs, des moutons noirs qui refusaient la résignation. La dernière phrase de sa chanson sonnait étrangement. Les moutons noirs ne savaient pas que c’était impossible ; alors ils le firent…

C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte que j’étais toujours le pied sous le caddy aux poireaux, l’estomac autour du coude et le nez bouché aux relents fétides de mon inspecteur. Je rêvais !... Eh oui, ma chère Fanny, tu ne me connais pas. Mais voilà, si je suis râleur, je ne suis pas très comique pour autant. Je ne suis pas Didier Smette, qui est râleur et comique. Pas plus que je ne suis Pierre Fréteur, qui est comique mais pas râleur. Je suis moi, et je n’ai pas osé ! J’aurais tant aimé faire ce truc, attirer l’attention de tous ces usagers à la triste mine et aux pieds trempés pleins de poireaux. Je suis resté tout seul à penser à toi, mais au fond de moi, je te souriais, souriais, souriais. Et mon sourire intérieur était nettement plus grand que celui que la Stib pourra jamais provoquer chez ses clients. Voilà, ton père sera content de me retrouver râlant sur la Stib, c’est bon signe.

Je suis rentré chez moi. Avec dans ma tête le Petit Prince, le contrôleur bedonnant et son trombone à coulisse. On se débrouille comme on peut. A trois on a bien pensé à toi, convaincus que des centaines d’autres faisaient de même au même moment. Dans nos têtes et nos cœurs, un tram d’or se promène dans les airs pour véhiculer toute notre amitié jusqu’à ton sommeil du pays des merveilles. Il suivra ton odyssée. Et le wattman chantera pour toi. A perte de voix. Une voix d'or.

par Pierre Guilbert, mardi 24 janvier 2012, 17:29