Le respect de la vie

19/04/2012 21:35

Fanny a déménagé. Elle doit retrouver ses repères à son nouvel étage. Au-delà de cette difficulté, pour elle comme pour ses parents, la nouvelle est plutôt bonne. Et un peu inespérée. Fanny refait surface. Après avoir vogué presque quatre mois dans des eaux tumultueuses et périlleuses, elle semble enfin gagner des rivages plus réjouissants.

Elle se réveille, maintenant au point 9 de l’échelle du coma. Elle y est entrée à 4, zone terriblement dangereuse. Elle en sera totalement sortie à 10. Que de chemin. Bravo, petite battante ! Bientôt, on l’espère, on se retirera, comme promis, sur la pointe des pieds, laissant cette jeune fille sourire à une vie qui l’a pas mal malmenée. Avec ses proches, sa famille, ses amis. Nous, on sera distants. C’est normal, on le sait depuis le début. On l’espère depuis le début.

 

Entretemps des relations se sont nouées. Des rencontres, de belles rencontres. Des rencontres qui se poursuivent. Dans des bistrots, le mardi à 19h. Dans des marches, à bâtons et rubans jaunes. Dans des échanges, sur Facebook ou par mails. Le nombre de gens que j’ai connus sur le mur de Fanny est phénoménal. Je ne peux les citer tous et donc n’en citerai aucun. Mais il restera quelque chose de ces quatre mois d’angoisse, de solidarité, d’amitié. Une union, une communion. Dans la peur, dans l’amour de la vie. Et aussi dans le rejet de la fatalité.

 

C’est cela qui restera surtout. D’avoir tous participé à un mouvement réellement inédit.

 

Break.

J’ai commencé ce texte dans le métro ce mercredi soir. Station Trône, j’attends le bus vers Boitsfort en me demandant comment je vais continuer ce billet, aux sonorités un peu trop pathétiques à mon goût. Trois minutes d’attente seulement. La vie est belle. Passe un taxi. Il freine, s’arrête quelques mètres plus loin, et entame une marche arrière pour s’arrêter à ma hauteur. La fenêtre s’ouvre, et le chauffeur, qui est une chauffeuse, ouvre sa fenêtre. Ça alors, moi qui peste de ne jamais pouvoir héler de taxi à Bruxelles, voilà maintenant que ce sont eux-mêmes qui me hèlent. La dame va-t-elle me demander sa route ?...

Mais non, elle s’exclame : Vous êtes sur le mur de Fanny !

 

Eh bien voilà. Pas de ruban jaune à la boutonnière, pas de bâton ostentatoire dans les mains, pas de gros Georges à mes pieds ni de beau Bruno à mes côtés, pas de poème Secret sous le bras ni de femme arbitre algérienne, pas de geisha vietnamienne ni de grenouille dans la poche… Et pourtant la taxiwoman m’a reconnu. Te voilà célèbre jusqu’au Trône, Fanny !

 

J’ai troqué mon bus pour le taxi. Et on a causé, côte à côte. Elle s’appelle Martine Elsocht. Elle est discrète sur le mur de Fanny, mais y va tous les jours aux nouvelles. Avec espoir souvent, inquiétude parfois. C’est aussi cela le miracle Fanny : propager tant d’amour de la vie, y compris chez des gens qui ne la connaissent ni d’Eve ni d’Adam.

Martine est mon amie, maintenant. Causer à brûle-pourpoint de la vie, des enfants, des malheurs, ça crée des liens. Je ne crois pas trahir cette nouvelle amitié en racontant son histoire, une histoire moche qui fait que dorénavant son cœur est ouvert à toute détresse du genre, et son esprit critique à l’égard de la subsistance de tant de drames évitables. Kevin, le fils de Martine, a été tué par une voiture. Il avait 12 ans et c’était il y a 20 ans. Un 21 décembre…

Il y a un avant et un après définitif, m’explique-t-elle. Après, on doit reconstruire sa vie, qui ne sera plus jamais la même. Réapprendre à sourire, parce qu’on se l’interdit. Tenez, me dit-elle, regardez cet arc-en-ciel en face de nous, il est beau, n’est-ce pas ? Eh bien, même ça, on a du mal à apprécier, il faut réapprendre... Tout d’un coup, elle nous indiffère, cette beauté toute simple. Alors oui, il faut pas à pas réapprendre à aimer la vie. Ou à la supporter. Sachant que de toute façon ça ne sera plus pareil.

Le trajet Trône – Boitsfort n’est pas très long. Rarement pourtant il n’y eut sans doute, de mémoire de client de taxi, autant de sincérité au kilomètre parcouru. Si le taximètre indiquait un prix à la mesure de la densité de la vérité, j’aurais dû faire un crédit pour payer ma course. Martine parlait, parlait, parlait. De Kevin, de son frère, du chauffeur même pas chauffard à qui elle a pardonné au terme d’un coup de fil bouleversant, de Fanny, de ses parents, des associations de parents d’enfants victimes de la route, de justice, de police, de services de secours.

 

J’aurais bien été jusque Verviers. Ou Arlon… Mais Boitsfort est arrivé. Au pied de l’arc-en-ciel qui jaillissait de la forêt. Nous nous sommes quittés. Bise toute naturelle. Alors, vous demandez-vous, ai-je dû emprunter pour payer ? Ben non, évidemment, elle m’a fait un prix d’ami. Hé ! amis, nous le sommes sur ce groupe, non ?

 

Fin du break. Mais pas du texte. En fait, ma conversation avec Martine concrétisait le billet que je voulais écrire. Notre appartenance commune au groupe de Fanny nous permettait de contourner les salamalecs ou autres conventions culturelles. Il a suffi qu’elle me reconnaisse, pour cause de lunettes grises et de cheveux assortis, et paf, on entrait direct dans une intimité de confidence et de confiance. La marque de fabrique Fanny.

 

En démarrant ce texte dans le métro, je m’étais dit que j’allais un peu prendre de la hauteur. Je l’ai écrit, bientôt viendra le temps de vous laisser, Fanny, Claude, Jérôme et consort. Et donc je voulais écrire quelque chose qui généralise, qui parle des autres, de la souffrance, des peines, de cette abjection inacceptable à encore si souvent avoir à faire face à des malheurs extrêmes. Comment se fait-il que je me mette à écrire un texte sur le respect de la vie et que je tombe juste après sur une maman blessée à vie ? De cette blessure pleine d’effroi qui réunit tant de parents dans ce groupe et dans d’autres.

 

Bien sûr, il y a des souffrances que dans l’état actuel de la médecine et malgré l’engagement de tant de si beaux professionnels, on ne peut empêcher. Je pense par exemple à cette petite princesse Cassandra de 14 mois qui lutte contre une crasse de maladie, entourée de l’amour fort et désespéré de ses parents. Mais à côté de ces souffrances que la maladie impose, combien de morts stupides resteraient parfaitement évitables dans une société plus évoluée. Plus civilisée.

La voiture. Surtout la voiture, arme fatale aux mains de tant de personnes. Les armes aussi. Les bagarres. Les poings plus forts que la parole. Les jeux vidéo qui banalisent le meurtre. Les films qui surenchérissent. Ces fous qu’on voit jubiler à la télé, regretter tout simplement de n’avoir pu, « en légitime défense », faire davantage de victimes. Ces terroristes qui n’existent que par le sang qu’ils font couler.

Notre monde est fou, les amis. Où donc est le respect de la vie ?

La campagne présidentielle prend fin en France. Lequel des dix candidats a-t-il construit son programme autour de ce progrès tant attendu : la tolérance zéro de toute mort évitable ? Je ne l’ai pas entendu. Qu’en sera-t-il aux communales en Belgique ? Il y a des candidats dans ce groupe. Prolongez l’émotion qui nous a réunis par des propositions concrètes. Sur la place de la bagnole. Sur la communication non violente à l’école. Sur l’évitement des bagarres. Je vote pour un tel programme !

 

Des parents continuent à pleurer de par le monde, prêts à troquer leur vie contre celle de leur enfant, leur espoir, leur supposé survivant et prolongement de leur vie.

Aimons la vie, oui ! Mais surtout respectons-la. C’est cela que Fanny, avec son papa et sa maman, nous a enseigné. C'est cela qui nous permet de faire aujourd'hui, vingt ans plus tard, un gentil coup de chapeau à Kevin et à sa taxiwoman de maman. Dans nos coeurs, tous les enfants meurtris vivent !

par Pierre Guilbert, jeudi 19 avril 2012, 21:35