Du tonus pour Bonus

03/02/2012 15:36

Tu veux qu’on le fasse à pile ou face ?

Malus, comme à son habitude, était goguenard. Il affectionnait particulièrement ces moments-là où il sentait qu’il était en train de l’emporter. De n’importe quelle manière, il sentait qu’il allait gagner la partie. Même à pile ou face ! De son côté, Bonus n’en menait pas large. Il était épuisé, ne tenait plus debout, semblait avoir épuisé toutes ses ressources. Il allait craquer.

 

Ça n’est pas équitable, se disait-il, il n’y a pas de justice. Ce mec est mauvais, méchant, sadique. Et encore une fois il va gagner !

Bonus avait beau se dire qu’il avait la morale de son côté, rien n’y faisait, il allait à nouveau être le grand perdant. Ça le mettait en rage. Bonus en rage, c'était rare ! Jadis on lui avait fait croire au paradis, une vie après la vie qui valait bien plus que toutes les vies terrestres. Mais il a vite compris que tout ça c’était pour qu’il se résigne. On lui disait « Accepte la vie comme elle vient, il vaut mieux être un bon pauvre qu’un mauvais riche, et alors tu auras mérité ton paradis… » Ça faisait belle lurette qu’il n’y croyait plus à ces sornettes. Et donc, toute la ligne de vie qu’il s’était fixée c’était de vivre en phase avec ses valeurs. Bien avec les autres. Bon, généreux, sympa, honnête. Il n’avait pas besoin qu’on lui dicte sa conduite, ses valeurs suffisaient. Qu'il y ait ou non un paradis, il valait mieux ne pas s'en satisfaire pour le mériter. Et c’est pour cela qu’on l’avait appelé Bonus. Il se battait bec et ongles pour le bien.

 

Il avait essayé très souvent de se mettre d’accord avec son voisin Malus. Mais en vain. Celui-là l’avait systématiquement roulé, berné. C’était atavique chez lui : le mal, il le portait en lui. Un fourbe, oui c’était un fourbe. Une belle crapule et il le revendiquait lui-même. Au point qu’il s’était auto-octroyé son nom. Malus ! Il l’adorait. Pour rien au monde il l’aurait renié. Et certainement pas cette nuit, tant il fanfaronnait, triomphant avant la lettre.

 

En ce moment, il se préparait à l’estocade. Ça n’allait plus durer, Bonus était cuit. Les larmes lui montaient aux yeux. En dernier recours, il allait supplier. Je t’en prie, Malus, je t’en prie. Pas cette fois-ci… Mais c’était justement ce que Malus voulait entendre. Pour n’en rien faire du tout. C’était comme ça avec lui.

 En véritable artiste confirmé du mal absolu, Malus prit une profonde respiration, et ferma les yeux. Bonus se dit qu’il fallait tenter le coup. En désespoir de cause et même s’il prenait le risque de se ridiculiser. Même si Malus s’en délecterait. Il fit « Euh… Malus… » Alors ce dernier releva la tête. Brutalement. Furieux. Hostile. Méchant. Bonus osait le défier. Les éclairs qui sortaient de son regard étaient terrifiants. La bave aux lèvres, il allait proférer ses incantations, éructer son fiel venimeux. Bonus s’affaissa sur son siège. Dans quelques secondes il serait vaincu.

 

Mais le regard changea dans les yeux de Malus. En quelques dixièmes de seconde, ses pupilles se dilatèrent. La bouche se tordit. Sa mauvaise grimace se transforma en rictus de peur, de panique même. Il se mit à trembler, des gouttes de sueur se mirent à perler sur sa peau grumeleuse et mal rasée. A son tour, il se ratatina sur son siège, regarda la table, évitant la confrontation. Comme un chien que l'on gronderait.

Bonus ne comprenait pas. Jamais il n’aurait cru avoir autant de pouvoir sur son vieux rival de voisin ennemi. Malus lentement, modestement, timidement, se leva, semblant s’excuser. Courbant l'échine, il pivota, se dirigea vers la porte, l’ouvrit, sortit, la referma. Sans bruit. Sans bruit. Sans bruit.

 

Bonus n’en revenait pas. Il était tellement surpris de n’avoir pas perdu qu’il ne pensa même pas à s’en réjouir. Que s’est-il passé ? C’est à ce moment-là qu’il entendit un raclement de gorge derrière lui. Il se retourna. Juste derrière lui, deux personnes se tenaient bien droit, stéthoscopes en bandoulière, les bras croisés et la bouche fermée. Sérieuse. Désapprobatrice. Les docteurs Séna et Brouillard. A leurs côtés, trois autres personnes, toute aussi droites et sérieuses. Une femme et deux hommes, dont un particulièrement jeune mais à la maturité étonnante, ça se voyait à son regard sévère. Claude, Jérôme, Andy. Entourant ces cinq personnes, vingt-et-une autres. En blanc. Des pros, l’air grave, on ne rigole pas. Annick, Catherine, Nathalie, Ludivine, Sébastien, Dimitri, Karim, Charlotte, Adrien, Nadège, Sophie, Gwenaëlle, Virginie, Anne, Emilie, Ibrahim, Marie M., Miguel, Marie H., Maggy et Emmanuelle. Et derrière ces premières rangées, un groupe compact de 4.719 personnes qui se tiennent la main. Personne ne sourit. On sent encore la marque du regard grave et désapprobateur qu’ils lançaient sans rien dire à Malus. Tous, sans exception, hochaient la tête de gauche à droite, les lèvres pincées. Non, on ne s’attaque pas impunément à une enfant de 15 ans.

Bonus n’y croyait plus. Mais maintenant il a retrouvé son tonus.

 

par Pierre Guilbert, vendredi 3 février 2012, 15:36