Des Parents non admirables

17/01/2012 13:11

Jérôme et Claude, droits debout ou la tête plongée dans les mains, étaient parmi les nombreux amis de Fanny, connus ou inconnus, face à cet autel peuplé de bougies dans l’église, samedi soir. Qui, parmi les participants, ne les a pas regardés fixement et longuement ? Qui, parmi nous, ne s’est pas pris à les admirer ? A reconnaître leur courage, leur force de caractère, la ténacité de leur combat. Quasi quatre semaines pendant lesquelles ils doivent tenir. Ils ne peuvent craquer. Tous les jours, l’hôpital. Toutes les heures, l’angoisse. Un coup de téléphone, et c’est la peur qui vous noue les tripes. La porte qui s’ouvre dans le hall de l’hôpital, et vos jambes qui flageolent. Elles veulent avancer vite, ces jambes, vite pour être près de la petite, mais elles ont la peur au ventre, ces jambes. Parce que et si jamais ?...

Et puis, une fois dans la chambre, le soulagement… Mais le soulagement de quoi ? De savoir leur fille en vie. Forme allongée et paisible, qui ne sursaute même pas au bruit d’une porte, qui ne s’ennuie même pas de ces si longues heures inertes. Qui ne veut même pas découvrir la couleur des pralines, l’odeur des fleurs, le titre de la bédé. Savoir son enfant en vie, mais ne même pas le voir en vie ! Et eux, envers et contre tout, qui lui parlent. Lui racontent. Lui lisent des messages, relatent des anecdotes, relaient des bisous. Cherchent à la faire sourire. Et Fanny, petite Fanny aux habitudes si souriantes, qui ne dit rien, paisible, paisible, si paisiblement paisible.

Admirables parents qui assurent, font face. C’est le combat de leur vie, nettement plus que celui qu’un jour ils activeront contre leur propre mort. Qui d’entre nous n’a pas pensé à cela en les regardant, droits et forts, présents et tristes, au premier rang de cette église ? Qui d’entre nous, parents, ne s’est pas demandé comme il serait, lui, en pareilles circonstances. Alors, on frémit. Et on les admire encore davantage.

Après, pas à pas et dans le silence cathédrale de cette petite chapelle, l’un ou l’autre s’approche. Touche l’épaule de Jérôme, le grand et droit Jérôme. L’embrasse, peut-être maladroitement. Et lui glisse quelques mots. D’encouragement. Jérôme sourit. Ça n’est pas un sourire forcé, mais généreux. Mais oui, au fond des yeux, on perçoit quand même la détresse, et une fatigue tout autant immense que négligée. A deux, détresse et générosité luttent contre le fatalisme résigné. Oui, on se bat, tous les jours, toutes les heures, on n’arrête pas d’espérer, on gagnera, disent ces yeux résolus. Alors, l’interlocuteur, tout doux, avance un Vous êtes admirables. Et dans le regard de Jérôme, on sent la désapprobation qui s’offusque. Non ! il n’est pas admirable, veut-il nous expliquer. Il est simplement Papa. Comme Claude est simplement Maman ! Vous aussi… commence-t-il, en de pareilles circonstances… Vous feriez tous la même chose, vous ne croyez pas ?

On ne sait pas. On pense que oui. Mais on préfère n’avoir jamais à expérimenter cela.

Sans doute y a-t-il dans notre adhésion active à ce groupe une part de motivation «contraphobique», comme disent les psys. Confrontés au drame que vivent Claude, Jérôme et Andy, nous cherchons, grâce à notre expression ici, à calmer quelque peu notre peur panique de voir nos propres enfants ou notre petite amie eux aussi victimes d’une brutalité sans nom. C’est notre «grigri». Mais en même temps, on s’en fout de ce rapport phobie/contraphobie ! Tant mieux quand même qu’on soit touchés par ce qui leur arrive. Et tant mieux si on peut répondre présents à leur appel au soutien et aux pensées positives. C’est notre contrat avec la famille Allard : à la fois penser en permanence et avec optimisme à Fanny ; et communiquer régulièrement. En même temps, ça alimente un tant soit peu les conversations de Jérôme, Claude, Andy et Manon, nos messagers auprès du petit ange endormi. Ces monologues sans feedback doivent être bien difficiles. Quatre semaines, c’est long à remplir ! Donnons-leur dès lors du contenu à communiquer. Sans tarir d’ici au réveil. Des news, du quotidien, tout ce qui se passe de l’autre côté du miroir. Tiens, sais-tu, Fanny, que la vidéo d’Andy fait un tabac ? Et qu’on arrive bientôt à 3.500 membres ? Et que Jean-François Biche, que tu ne connais ni d’Eve ni d’Adam, s’évertue à booster ton flamand, douze minutes par jour ?...

Alors, en réponse à la réponse de Jérôme, on a envie de dire : bien sûr, Claude et Jérôme, vous êtes avant tout une maman et un papa tout ce qu’il y a de plus normal. Et bien sûr il vous arrive quelque chose d’atroce. Et bien sûr on pense tous que quand ça arrive à nos propres enfants, on ne peut être que forts, tenir, braver les tempêtes. Et tout mettre en œuvre pour donner un maximum de chances à l’espoir. Mais… mais bouchez-vous les oreilles, fermez les yeux et allez boire un café plutôt que de lire la suite : tout parents non admirables que vous êtes, vous savez quoi ? On vous admire !

par Pierre Guilbert, mardi 17 janvier 2012, 13:11